Mémoires posthumes de Marie Bartette (5)

(Journal d’Arcachon à partir du N° 1162 du 3 décembre 1966)

MÉMOIRES POSTHUMES DE MARIE BARTETTE – 5

 

Les cachots du Bouscat

« De profondis at te domine »

Le car s’arrête devant une grande maison entourée de beaux arbres qu’une grille sépare de la large avenue qui porte le nom du maréchal. Par un perron, nous pénétrons dans le corridor, un soldat me retire ma mallette et mon sac. Ils ouvrent une porte qui dissimule l’escalier de la cave, un soldat passe le premier, un autre derrière moi ferme la marche. Nous sommes dans la cave de la maison, une cave voûtée, sombre et froide, quatre portes avec de grosses serrures et des barres de fer se trouvent deux à droite de l’escalier, deux à gauche. Les soldats ouvrent la première porte à gauche et je vois un cachot d’environ deux mètres de long sur 1 m. 50 de profondeur, et de 1 m. 25 à moins de 2 mètres de hauteur selon l’endroit.

Pour tout meuble, une petite couchette très étroite en bois, sur des pieds d’environ 0 m. 75 avec un mince matelas et une couverture.

J’entre là-dedans avec indifférence, un soldat me montre par terre, près de la porte, une boîte de conserve vide et me dit :

– Cabinet !

Je réponds :

– Bien !

en faisant de la tête un signe affirmatif. Les longs discours sont très inutiles pour les choses les plus simples et essentielles de la vie. Ils ferment la porte et j’entends pour la première fois le grincement des serrures, le bruit des clés. Puis les pas de leurs semelles cloutées dans l’escalier de pierre et plus rien, que le silence et la nuit.

Assise sur la couchette, je pense à Paul. Que vont-ils faire de lui ? Certainement le brutaliser encore, et cette vision est atroce. Il est un peu plus de midi, tout est calme. Mais peut-être vais-je subir dans l’après-midi un nouvel interrogatoire plus sérieux que ceux de la nuit.

« Nous saurons vous faire parler… » et « Nous sommes plus forts que vous… » Ces petites phrases résonnent à mes oreilles. Je m’accable de reproches en pensant à la boîte de mon jardin et des noms qu’elle contient peut-être. Je dresse bien inutilement le bilan de mes erreurs. Je trouve trop tardivement ce que j’aurais dû faire.

La lettre du « patron », avec ses instructions, j’aurais dû la lire, l’apprendre par cœur si c’était nécessaire, et la brûler ensuite. Pendant quatre ans, j’ai dit qu’il n’y aurait jamais chez moi un seul papier portant un nom. Comment ai-je gardé cette enveloppe sans savoir ce qu’elle contenait ? Et comment surtout ai-je fait la folie de parler de cette boîte à cet individu ?

Je me renouvelle une promesse faite à moi-même, il y a près d’un an : si par ma faute, une seule personne perdait la vie, je ne lui survivrai pas. Mais mourir écrasé de remords et dans le dégoût de soi-même est une perspective horrible.

A côté de cal, marcher dans un matin d’été vers un peloton d’exécution devient une splendeur. Et les pires tortures physiques ne sont plus rien. J’évoque sans terreur les ongles arrachés, je pense que la nature nous impose parfois des tortures égales à celles que peuvent inventer les hommes, et l’on n’a pas pour les supporter les grandes raisons qu’ont les prisonniers de la Gestapo.

Je m’agite un peu dans la nuit de ce cachot, pour chasser les regrets inutiles et faire taire les reproches. Si je suis interrogée sous peu, il faut que j’aie prévu des réponses aux questions susceptibles de m’être posées. Il faut que je sache jusqu’où peut aller ma sincérité et ce que je ne dois pas dire.

Je m’étends sur la couchette et enroule la couverture par-dessus mon manteau pourtant très épais, mais il fait une fraîcheur humide très désagréable dans ce réduit. Je dresse mes plans de bataille et prévois des noms imaginaires et de fausses adresses en cas de mauvais traitements. Je choisis quelques rues très courtes, la rue Bonne-Affaire, la rue Mauvezin et l’avenue Lamartine qui n’atteignent certainement pas le numéro 50 et je leur accole des numéros allant de 80 à 120. L’oreille aux aguets, j’épie le moindre bruit craignant qu’on vienne me chercher et puis n’ayant pas dormi la nuit précédente, je m’endors un peu.

Le bruit des soldats dans l’escalier me redresse brusquement. C’est bien cela, ils ouvrent ma porte, ils sont deux et se mettent à rire en me voyant, ils parlent allemand, je leur réponds que je ne les comprends pas. Un pénètre dans le cachot, regarde dans les coins, me dit :

– Tout mangé ?

et rit en se moquant de moi.

Je reste indifférente, ils repartent, je respire, ce n’était pas l’interrogatoire et il doit être au moins 18 heures. Je commence à espérer que ce ne sera pas pour aujourd’hui. Vont-ils venir souvent se moquer de moi ? L’ennui serait surtout l’émotion inutile que j’aurai en pensant qu’ils viennent me chercher. Ils ont parlé de manger, cela me rappelle que je n’ai rien pris depuis la veille, que je n’ai point faim et ne m’inquiète pas de cela ; Etendue de nouveau, je pense que ce trou noir ressemble aux oubliettes du Moyen-Age, et je me demande pourquoi depuis toujours l’homme peut prendre plaisir à torturer ses semblables.

Nouvelle alerte un peu plus tard. Deux autres soldats me regardent, eux aussi, d’un air étonné, mais ceux-là ont de bonnes têtes bienveillantes.

Ils m’interrogent :

– Nichts cabinet ?

Je montre la boîte de conserve.

– Nichts manger ?

Je réponds que non, et je remue la tête pour me faire mieux comprendre. Ils ont l’air navré, celui qui a parlé fait du bras un geste d’impuissance et me dit :

– Morgen

– Oui, merci beaucoup.

Je mangerai demain, je l’apprends avec un certain plaisir, car je me demandais si on mangeait dans ces cachots noirs.

Leur mimique très expressive m’a fait comprendre qu’ils ignoraient ma présence et qu’ainsi on m’a forcément oubliée aux heures des repas. J’attache moins d’importance qu’eux à un jour sans pain, qui n’est pas aussi long qu’on veut bien le dire.

MÉDITATION

De nouveau, je m’installe sur ma petite couche pour passer la nuit, le calme absolu de la maison m’autorise à penser que je vais être tranquille. Le matelas sent le Boche. Il dégage cette odeur particulière aux Allemands que l’on trouve chez eux dans leurs restaurants ou leurs tavernes, et qui est très désagréable à notre odorat. C’est un léger inconvénient que je ne remarquerai plus au bout de deux ou trois jours.

Je n’ai pas du tout envie de dormir, ni de dresser des plans ou de faire des plans.A un des plus bas degrés possibles de la condition humaine, mon âme monte par la méditation vers la sérénité. Athée, je n’ai jamais pu, malgré les efforts et les désirs de ma jeunesse, accepter les thèses d’aucune religion, ni croire p
ossible l’immortalité de l’âme, je sens en moi l’armature forte que laisse l’éducation chrétienne à ceux qui, même sans foi, ont pu comprendre la beauté et la grandeur de ses principes. Les phrases du « De Profundis » viennent à mes lèvres et j’admire la liturgie catholique qui a su trouver les textes les plus justes et les plus magnifiques pour toutes les situations.

L’homme a besoin de certitudes. Perdu dans un univers dont il ne peut voir qu’une partie et qu’il est incapable de délimiter, craignant le vertige que provoquent les grands problèmes pour lui insolubles, il restreint volontairement bien souvent son horizon déjà très borné, pour s’installer dans une certitude de foi ou d’athéisme. Il a ainsi trouvé la vérité qui convient à son âme et, s’il peut s’y maintenir, il sera un sage ou un fanatique.

Mais où est la vérité ?

Quelle importance peut avoir, vue de Sirius, une femme dans un cachot sur le Terre ?

Quelle valeur a, pour l’univers, cette minute éphémère qu’est une vie humaine ?

Pourquoi tant de méchancetés, tant de violence et de haine ? Pourquoi surtout tant de souffrances ? Pourquoi la pitié, qui tord et broie le cœur de l’homme dans un univers qui semble dépourvu d’intelligence et de bonté ?

Qui donc a mis dans nos âmes ce désir de justice, pour lequel tant d’hommes et de femmes sont morts et tant d’autres vont encore mourir ?

Et je fais une prière ardente et simple :

– Mon Dieu, je ne vous ai jamais demandé d’écarter de ma route les difficultés et les luttes, je vous ai demandé quelquefois de me donner la force de les surmonter. Ce soir, écoutez mon appel, puisque vous avez voulu que mon âme aspire vers une justice que vous seul pouvez réaliser dans l’état actuel du monde. Ne permettez pas, au nom de cette justice, que d’autres que moi-même soient victimes de mes erreurs. J’accepte pour moi la souffrance et la mort, la mort sans gloire dans la nuit de ce cachot, pour que personne ne souffre par ma faute.

« Donnez-moi la force de supporter la souffrance, soutenez-moi au cours des interrogatoires. Je ne vous demande que de me donner la foi que ma jeunesse a cherché en vain, ce cachot serait trop rayonnant de lumière, mon Dieu, si je croyais en vous ! »

LES OISEAUX, SYMBOLE DE LA LIBERTÉ

Je me réveille le lendemain sans savoir s’il fait jour ou nuit. Je pense qu’il doit faire jour et je me récite le quantième : aujourd’hui dimanche 2 juillet 1944, en me promettant de faire ainsi tous les jours afin de ne jamais perdre les habitudes de la vie civilisée et de penser aux anniversaires de toutes sortes, susceptibles de m’intéresser.

Je tiendrai très scrupuleusement cette promesse et même pendant onze mois, c’est deux fois par jour, au réveil et en me couchant, que je me dirai la date.

J’entends les bottes des soldats dans l’escalier ; j’ai, malgré moi, un frisson d’inquiétude. Ils ouvrent et me disent simplement :

– Manger !

en me faisant signe de les suivre, ce que je fais avec empressement.

En arrivant à la lumière, mes yeux clignotent comme ceux d’une chouette. J’entre dans une véranda qui donne sur un parc dans lequel on a construit une assez grande baraque en planches. Sur une table, mon déjeuner est servi, un bol de café et un grand morceau de pain fendu en sandwich couvert de confiture des deux côtés.

Je suis très agréablement surprise, car je n’espérais point voir de la confiture sur mon pain. Le petit repas terminé, un soldat me montre le par cet me dit en me désignant un édicule :

– Cabinet !

Je m’y rends, contente de respirer dans la lumière ; ils me surveillent à distance.

Interrogatoire… Je mens effrontément…

La journée passe sans incidents, marquée simplement par les repas, vers midi et sept heures. La nourriture est très confortable, car les prisonniers sont trop peu nombreux pour avoir un régime spécial, on leur sert le menu des soldats, ce qui est beaucoup mieux pour eux. A côté de la véranda se trouve une cuisine qui sert de cabinet de toilette le matin et permet de se laver. Après chaque repas, la petite promenade vers les cabinets permet de prendre un peu d’air.

Ce premier soir, je reviens lentement en regardant les grands arbres pleins de chants d’oiseaux, les soldats comprennent mon désir et me disent :

– Ya,  Madame,  Ya,  promenade.

Pendant un quart d’heure au moins, je me promène sans m’éloigner de leur rayon visuel, les oiseaux m’intéressent, c’est bien vrai qu’ils sont le symbole de la liberté et que les prisonniers les aiment et les envient.

CONVERSATION

Lundi 3 juillet, dans la matinée, j’entends descendre, je me redresse, attendant toujours d’être interrogée. Non, ce n’est pas pour moi, les clés et les serrures fonctionnent bien, mais à une autre porte ; les soldats remontent pesamment.

Quelques minutes après, on tape au mur derrière ma tête et une voix interroge :

– Il y a quelqu’un par là ?

– Oui

– Ah ! Une femme ?

– Mais oui.

C’est un médecin d’une petite commune des environs de Bordeaux qui est arrêté sans motif sérieux et espère bien ne passer que quelques heures en ma compagnie.

Nous causons très longuement de toutes sortes de choses. J’ai un plaisir infini à retrouver l’usage de la parole et à tenir une conversation amicale. Il m’apprend que nous sommes au Bouscat, alors que je me croyais à Talence et je le prie d’informer, après la libération, la mairie ou n’importe qui d’Arcachon, de ma présence dans ce cachot en ce début de juillet. Car tous mes amis restés au Fort du Hâ ne savent pas où Paul Bargues et moi sommes partis, et si nous mourrons tous les deux, on ne trouverait peut-être pas notre trace, il pourra ainsi donner une petite indication.

Vers midi, le repas interrompt notre conversation, mais nous permet de nous apercevoir, après quoi nous recommençons notre bavardage, mais pas très longtemps, car on vient le chercher, certainement pour le libérer.

J’entends des allées et venues au-dessus de ma tête ; il y a certainement un bureau. Je distingue quelques bribes de conversations qui sont sans intérêt. Il s’agit d’essence et de permis de circuler, et le plus souvent on parle allemand.

Toujours pas d’interrogatoire. J’avais cru être interrogée la première, je pense maintenant qu’au contraire, la Gestapo commence par mes camarades. J’aime infiniment mieux cela, car ainsi ils auront la preuve que le Belge Léon s’est assez sérieusement payé leurs têtes en me donnant à eux comme chef de la Résistance.

J’admire l’unanimité des négations qui doivent répondre à cette question, s’ils la posent directement. Ensuite lorsqu’un mouchard est pris en flagrant délit de mensonge, on peut nier sans risque certaines vérités. Je ne prête plus d’attentio
n aux mouvements de l’escalier, la situation s’est améliorée toute seule. Il me reste l’inquiétude de la boîte.

INTERROGATOIRE

On vient enfin me chercher et on me conduit au premier étage dans un bureau très clair.

Le grand Allemand qui était chez moi à Arcachon, le lieutenant Tony Dhose, est devant moi, derrière une table, et m’invite à m’asseoir sur une chaise en face de lui.

A ma droite, à une autre table, une femme derrière une machine à écrire se prépare à taper le procès-verbal de mes déclarations. Elle me témoigne dans ses gestes et ses attitudes, un mépris que je lui rends avec usure, car elle est laide, paraît sotte, et sa qualité de S.S. ne la relève pas à mes yeux.

Tony Dhose mesure bien 1 m. 90 de haut, son corps est très bien proportionné et son visage serait sympathique, si le front, un peu fuyant, ne formai pas à la base une protubérance allant d’une tempe à l’autre au niveau des arcades sourcilières, qui lui donne un caractère de brutalité. Il m’offre une cigarette, l’allume, puis compulse un dossier très important devant lui, c’est le dossier d’Arcachon, et je constate qu’il y a eu déjà beaucoup d’interrogatoires.

Il me questionne assez rapidement sur presque tous ceux qui ont été arrêtés en même temps que moi. Je fais des réponses évasives, puis il prend une liste et me demande :

– Vous connaissez M. de Luze ?

– Oui,  Monsieur.

– Comment le connaissez-vous ?

– Monsieur, tout le monde à Arcachon, connaît M. de Luze. Je le connais parce que j’ai sa femme comme cliente et qu’assez souvent il l’accompagne chez moi.

Il me regarde et ne paraît pas convaincu.

Et M. Robert Duchez, vous connaissez ?

– Très bien, Monsieur… C’est mon meilleur ami à Arcachon ; il vient chez moi tous les jours depuis dix ans.

– Il est parti ?

– Oui, Monsieur.

– Où est-il ?

– Il est parti brusquement. Il ne m’a rien dit la veille, mais quelques jours avant il m’avait parlé de partir en Charente ou dans l’Ariège, plutôt dans l’Ariège.

Je suis prête à lui donner l’adresse d’une maison vide dans ce département, mais cela ne l’intéresse pas.

Il continue :

– Et M. Raymond Gauvin ?

– Je ne connais aussi, mais beaucoup moins.

– Et M. Lucien de Gracia ?

– Je suis commerçante à Arcachon depuis dix-huit ans, Monsieur, j’y connais bien du monde et beaucoup d’hommes parce que j’ai fait de la politique. Je sais qui est M. Lucien de Gracia, mais je ne crois pas lui avoir parlé depuis 1938.

Il me cite un cinquième nom. Je réponds de la même façon.

Alors il ajoute :

– Ce sont les chefs de la Résistance ?

– Je ne sais pas, Monsieur. Je ne crois pas, car je supposais au contraire que le dernier que vous m’avez cité était un de vos amis, ce que nous appelons un collaborateur.

– Non, ce n’est pas vrai.

– Monsieur, je vous certifie que je le lui ai reproché il y a un an et il ne m’a pas dit le contraire.

– Mais vous appartenez à la Résistance ?

– Non, Monsieur.

– Mais si, nous le savons.

– Mais non, Monsieur, la Résistance est une organisation militaire dans laquelle une femme n’a rien à faire. Evidemment, j’appartiens à la Résistance en général, ayant travaillé dans un réseau de renseignements, mais cela n’a rien à voir avec la Résistance arcachonnaise dont je ne connais que très peu de choses. J’ai des amis qui y sont et en ont parlé devant moi, c’est ainsi que je connais l’existence d’Aristide et d’Honoré.

JE MENS EFFRONTÉMENT

Je ne mens jamais, par loyauté à l’égard des autres et respect de moi-même, depuis mon enfance. J’ai le mensonge en horreur. Je constate cependant que je mens effrontément, les yeux dans ceux de mon interlocuteur et avec un ton d’absolue sincérité. Mais comme j’ai sur les épaules le poids du réseau, j’ai décidé de ne pas y ajouter celui encore bien plus lourd de notre groupement. Et je n’en démordrai point.

Dhose me regarde assez perplexe, il est trop habitué au mensonge pour croire en ma sincérité, mais il ne sait pas trop comment me mettre en contradiction avec moi-même.

Il me dit que les femmes servent d’agents de liaison.

– Oui, je le sais, mais je suis commerçante, j’ai ma vie à gagner et ne sors jamais de chez moi.

– Où avez-vous votre argent ?

– A la Société Générale et chez moi.

– Vous n’avez rien ailleurs.

– Rien, Monsieur.

Il me regarde avec pitié.

Que l’on puisse travailler pour l’Intelligence Service et avoir moins de dix mille francs chez soi et un compte infime en banque, dépasse son entendement.

Il se lève et marche vers la cheminée à ma gauche, que je n’avais pas remarquée. Je vois avec amusement, planté dans un vase, un de mes drapeaux américains qui se déploie majestueusement. Sa présence dans ce bureau de la Gestapo est plutôt incongrue ! A côté, je vois la mallette que l’on m’a enlevée à mon entrée et une autre prise chez moi, de laquelle il sort deux boîtes que je reconnais de suite.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Cette boîte était, avant la guerre, la caisse de la section d’Arcachon de la Ligue des Droits de l’Homme dont j’étais trésorière ; l’autre contient une cagnotte, c’est-à-dire l’argent perdu au jeu que l’on réserve pour faire une promenade ou un dîner. Je jouais à la belote avec des amis et nous gardions l’argent pour faire un jour un bon dîner.

Il referme les boîtes qui, à elles d’eux, contiennent 750 fr., et donne des explications à la dactylo.

Puis d’un air de très mauvaise humeur, il m’annonce :

– Vous savez que je n’ai pas trouvé la boîte dans votre jardin.

Je ne bronche pas, et pourtant je crois que, seule, l’entrée des troupes alliées dans Bordeaux à cet instant même, aurait pu me faire plus de plaisir. Je lui dis d’un air étonné :

– Vous ne l’avez pas trouvée ?

– Non, et pourtant j’ai bêché tout votre jardin !

Je pense que ma voisine, Yvonne Gruot, qui connaissait l’emplacement et qui certainement a entendu quand Dhose me faisait chercher, a dû avoir le temps, dans la même nuit ou le matin de bonne heure, de venir la prendre.

Je respire, l’esprit délivré de ma plus grosse préoccupation.

Il me pa
rle des drapeaux et des journaux clandestins. Je lui dis ne pas savoir les noms de ceux qui m’ont vendu les uns ou porté les autres. J’attends toujours des explosions de violences verbales qui ne viennent pas, il est paisible et parle normalement.

Il prend même un air penaud :

– On nous avait dit que vous aviez à la porte de votre salle à manger un appareil pour photographier les gens qui entraient chez vous.

On parle de l’Intelligence Service

Cela m’explique pourquoi ils manœuvraient la dite porte en me soutenant que je faisais de la photographie. Mais je constate que Dhose, qui a toutes les incompréhensions d’une âme de brute, n’est point bête, ne ressent aujourd’hui aucune fierté d’avoir payé peut-être cher un aussi grotesque bobard.

Quelqu’en soit mon envie, je ne ris pas, car je resterai toujours devant lui, aussi loin du rire que des larmes, je me contente de lui dire très doucement :

– Mais, Monsieur, on s’est moqué de vous. Qui aurais-je photographié ? Les amis, toujours les mêmes qui venaient chez moi ? Car seuls mes amis entraient dans ma salle à manger.

Il hausse les épaules, compulse de nouveau ses listes et m’interroge sur les Arcachonnais arrêtés. Il m’apprend ainsi que la Gestapo ne s’est pas contentée de la rafle du 30 juin, mais a fait d’autres arrestations depuis et continue peut-être encore.

Il me parle de Paul Bargues et de ses parents. J’explique que je connais Suzanne Bargue depuis dix-huit ans et que, par conséquent, j’ai connu Paul enfant.

– Il appartient à la Résistance ?

– Si, vous le savez bien, c’est vous qui l’y avez fait entrer !

– Non, Monsieur…

Il commence à hurler :

– Mais si, et c’est lui qui nous l’a dit !

Je ne vais point me démonter pour si peu, le coup et la riposte sont prévus. Mon ton est accablé et mon regard réprobateur :

– Vous lui avez fait dire,  Monsieur, ce que vous avez voulu !

Sans en dire davantage, mais par mon regard dans ses yeux, je regrette la validité des témoignages obtenus par la violence.

Dhose n’insiste pas et ne me reparlera pas de Paul.

C’est pourtant vrai que c’est moi qui l’ai recruté, il y a trois ans, mais par l’intermédiaire de sa mère, car il était mineur et je ne voulais pas lui parler directement.

Comme j’ai aimé et admiré Suzanne Bargues, de donner avec tant d’élan et de simplicité à la France beaucoup plus qu’elle-même. Je souhaite ardemment que ce si beau geste porte bonheur à la famille prisonnière.

ON PARLE DE L’INTELLIGENCE SERVICE

Arrive enfin le point capital, celui qu’il m’est impossible de nier, mes relations avec l’Intelligence Service par le réseau « Jove ». J’explique que Valentin que je connaissais déjà était venu me voir et m’avait ainsi fait entrer dans le réseau et que nous avions pu, pendant quelques mois, lui fournir des renseignements pas très importants sans doute, car Arcachon n’est certainement pas pour l’Angleterre un point stratégique.

Et je parle de l’arrestation de Valentin à Nice en la retardant de six mois, ce qui me permet d’escamoter Joël et de dire que depuis le mois de mars nous n’avons rien fait et que c’est pour reprendre un peu d’activité que j’ai reçu le belge Léon.

Mon exposé est très vraisemblable. Il l’accepte, mais évidemment la question n’est pas réglée :

– Qui vous donnait les renseignements ?

– Deux de mes amis.

– Leurs noms ?

– Monsieur, je vous réponds avec une sincérité entière, en ce qui me concerne, je prends devant vous toutes les responsabilités qui m’incombent, mais je ne vous nommerai personne.

– Et bien, c’est ce que nous verrons !

Il demande à la dactylo les feuilles qu’elle vient de taper selon ses instructions, au cours des deux heures et demie que je viens de passer dans ce bureau, puis il me regarde, furieux :

– En somme, vous ne m’avez rien dit du tout. Mais je vous préviens que cela ne continuera pas ainsi !

Il se lève, moi aussi, mais au lieu de gagner la porte, je vais vers la cheminée et j’ouvre ma mallette. Il se précipite sur moi comme un chien en danger de perdre un os, sans me toucher cependant :

– Qu’est-ce que vous faites ?

– Je voudrais prendre, Monsieur, une serviette et un savon pour pouvoir le laver.

Je lui montre les deux objets de ma convoitise, il accepte d’un grognement et je file.

Depuis trois à quatre jours, je me lave sans savon et ma combinaison me sert de serviette.

Je retrouve avec plaisir mon cachot noir, je m’y trouve infiniment mieux que dans le bureau clair et aéré de Tony Dhose.

Je tire des conclusions très intéressantes de cette première rencontre.

D’abord, si je ne lui ai rien dit du tout, lui, en revanche, m’a appris deux choses que je n’osais pas espérer :

1) qu’il n’a pas trouvé ma boîte ;

2) que Léon est un agent double qui s’est moqué d’eux d’une façon qui frise l’invraisemblable.

Ensuite, la situation est maintenant éclaircie au sujet de la Résistance, c’est une organisation militaire dans laquelle je n’ai rien à faire, je n’en sais que ce que des conversations amicales ont pu m’apprendre, car naturellement, je ne peux pas dire ce que j’ignore.

Reste uniquement le réseau comme point noir, mais là aussi, il y a amélioration, car je ne me souvenais plus de tous les propos tenus à Léon et je craignais d’avoir nommé Joël.

Maintenant, c’est très clair, Joël est retiré de la circulation, Valentin est arrêté à Nice, il n’y a donc plus, pour notre secteur, d’agent de l’Intelligence Service. Le personnage ayant le plus de chance de les intéresser parce que le plus dangereux est éliminé. Restent les agents d’Arcachon, Luc Gara et Edgar Goutard. Mais ils ont aujourd’hui pour Tony Dhose un intérêt très relatif, puisqu’ils sont isolés et n’ont personne pour recueillir leurs renseignements.

Le champ de mes inquiétudes vient de se rétrécir d’une façon prodigieuse. Les trois lieutenants chefs de section ne risquent plus rien par ma faute, puisque la notre du commandant est à l’abri. Paul Bargues, comme moi-même, a été victime sûrement des imaginations et inventions rocambolesques de Léon ; il est certainement débarrassé de cette hypothèque, car j’ai remarqué que Dhose lui accorde maintenant peu d’importance.

Rassurée par le sort de ces quatre camarades, je n’ai plus maintenant qu’à savoir me taire et essayant de gagner du temps. Je ne crois plus, pour mon cas, à la torture, et j’avoue que j’écarte de moi avec un soulagement immense la perspective des ong
les arrachés. Peut-être me gardera-t-on ici pour m’y faire mourir de faim et d’asphyxie, c’est la pire hypothèse qui puisse s’imposer à moi ce soi-là. C’est peu de chose, car je n’ai aucune peur de la mort, mais je redoute la souffrance, or l’asphyxie est une mort douce qui ne me déplaît pas.

Justement parce que ce cachot n’est pas précisément un lieu de délices, je ne le quitterai jamais pour y faire entrer un de mes amis.

Une constatation de plus s’impose à moi. Je savais que mes camarades d’Arcachon arrêtés le 30 juin ou après, diraient tous et pour cause, que je n’étais point le chef de la Résistance, mais ce que je n’avais pas prévu, c’est que les noms des vrais chefs puissent être donnés aussi vite.

Or, j’ai vu dans les doigts de Dhose la liste des quatre officiers de réserve qui commandent la Résistance, augmentée généreusement d’un cinquième nom qui n’a rien à y faire.

Seul Paul Bargues aurait des excuses à avoir parlé, car il est le seul a avoir été brutalisé, or ce n’est pas lui, car il n’aurait mis ce cinquième nom, et aurait pu parler bien davantage encore. Lui s’est tu courageusement, mais quel est donc le lâche qui, sans subir aucune violence, à parlé avec tant de rapidité et de facilité ? Car je ne veux tout de même pas supposer qu’il y en eu plusieurs.

Malgré cette cause de mauvaise humeur, je vais dîner de meilleur appétit encore que d’habitude, car c’est une chose que je n’ai pas perdue malgré mes préoccupations et je me couche sur mon petit lit l’esprit tranquille. Je me souviens du « De Profundis » de ma première nuit dans ce trou noir ; ce soir, c’est le « Magnificat » que je fredonne en signe de reconnaissance, mais je l’ai malheureusement oublié.

UNE VIE DE TAUPE

Il y a dans cette cave des rats qui sont certainement très gros, si j’en juge par le bruit qu’ils font. J’aime les souris, mignonnes petites bêtes amusantes, mais la société des gros rats qui hantent tant de quartiers de Bordeaux, ne me plaît guère et je crie pour les faire partir ailleurs, ce qui réussit assez bien. Je n’en ai point peur. Comment aurait-on peur des bêtes, quand on se trouve dans la main des SS, c’est-à-dire des animaux les plus mauvais qu’ait certainement produit notre planète.

La cave est très calme depuis mon arrivée, je n’ai pas eu, je crois, d’autres voisins de cachot que le docteur. Un certain mouvement et de la vaisselle sale quand je prends mes repas m’ont fait penser que les deux autres cachots ont été occupés et évacués, sans que je n’ai rien su de leurs occupants, car nous mangeons les uns après les autres.

Je me suis habituée à cette vie de taupe. Je reste allongée presque tout le temps. Que ferais-je assise ? Cependant, deux fois par jour, vers midi et le soir, avant les repas, je marche un peu pour ne pas m’ankyloser. Je peux faire trois pas l’esprit tranquille en partant de la tête de ma couchette, et un quatrième avec prudence, car mon front vient toucher la voûte, au retour, je ne crains plus pour mon crâne, mais je dois éviter de me casser le nez sur le mur. Je n’abuse pas de cet exercice ni d’aucun autre, car j’ai déjà constaté que l’air est très insuffisant.

Quand nous sommes au rez-de-chaussée pour les repas, la porte du cachot reste ouverte, mais elle ne laisse entrer que l’air de la cave qui ne se renouvelle pas assez, l’escalier étant fermé.

Les soldats me font une gentillesse, généralement ils me font dîner la dernière, évidemment la pitance n’est plus très chaude, mais je peu manger très lentement sans retarder personne, et respirer profondément pour adsorber un peu d’oxygène. Quelquefois, mais pas tous les soirs, ils me permettent de me promener un peu dans le parc.

UNE COMPAGNE DE PRISON

Vers le jeudi 6 juillet, la cave s’anime dès le matin d’une manière inaccoutumée, les allées et venues se succèdent, les clés grincent dans les serrures. Vers la fin de l’après-midi, on ouvre ma porte, je me redresse étonnée, c’est tard pour un interrogatoire, trop tôt pour dîner.

Une grande jeune fille entre et les soldats nous enferment ensemble. Assises côte à côte sur le lit, nous bavardons comme de vieilles connaissances dans l’ignorance de nos visages. Elle me raconte sa courte histoire, car elle a été arrêtée, il y quelques jours à Targon, ayant à son actif dix jours de résistance. Elle me dit qu’elle était secrétaire d’Honoré et m’apprend son arrestation qui a eu lieu en même temps que la sienne. Elle s’appelle Geneviève mais son nom de guerre est Ginette.

Le cachot voisin est occupé par un de ses camarades, Jeannot, auquel elle adresse des reproches, car il ne l’a pas regardée en venant du Fort du Hâ où ils sont tous les deux depuis quelques jours, et j’apprends que Jeannot soupçonne Ginette d’avoir été un peu trop bavarde au cours de ses premiers interrogatoires.

Mais pleine d’entrain et de bonne humeur, elle lui démontre que ce n’est pas elle, mais Honoré qui a parlé, et Jeannot qui est dans une situation critique, avec une balle dans la cuisse et chez qui les Boches ont trouvé un petit arsenal d’armes et de munitions, se laisse volontiers convaincre. Il raconte les derniers événements de Bordeaux, car il a été arrêté après elle et lui apprend qu’une jeune fille arrêtée en même temps qu’elle, Irène, s’est évadée, mais que sa mère a été prise ensuite par la police.

J’apprends par lui la mort héroïque de Marc Nouau dont j’avais entendu parler plusieurs fois par Robert qui était en relation avec lui.

Nous allons passer ensemble trois ou quatre jours qui seront très gais en dépit des circonstances et des inquiétudes qui peuvent exister dans la pensée de Jeannot et dans la mienne.

Pour Ginette, c’est une jeune écervelée qui est entrée dans la Résistance, comme elle serait allée au bal ou partie pour une promenade sentimentale, et qui ne soupçonne pas le moins du monde,  que ces dix jours vont la conduire à Ravensbrück.

Elle a une jolie voix de mezzo et un grand répertoire de chansons, elle apporte dans ces cachots noirs, sur lesquels planait, ces jours-ci, le silence glacé des tombeaux, l’exubérance de la jeunesse et une joie de vivre qui bannit toute mélancolie.

La couchette qui fait exactement la largeur d’une personne moyenne est plutôt juste pour deux, mais nous nous en accommoderons très bien en nous mettant en ciseaux. L’air, par contre, sera encore plus insuffisant,  et j’y gagnerai quelques migraines.

Nous causons toute la journée et assez tard dans la nuit, de toutes sortes de choses, sans oublier les interrogatoires, car c’est pour cela qu’ils sont ici, ainsi que les occupants des deux autres cachots, la cave étant au complet.

ON CHANTE

Dans les autres, il y a un homme qui chante aussi d’une voix de basse qui évoque celle d’un chantre d’église, ses chansons graves nous intéressent et lorsqu’il s’arrête, Jeannot lui demande :

– Chante encore, camarade !

Cela paraît l’étonner ; il nous dit :

– Est-ce que vous ne vous foutez pas de moi ?

Nous protestons tous les trois, indignés d’une pareille supposition. Alors il chante de nouveau pour nous faire plaisir.

Ce jour-là, nous entendons des cris et des pleurs qui nous inquiètent, Jeannot interroge et nous apprenons que ce désespoir est celui d’un jeune paysan qui est arrêté sans avoir rien fait et s’inquiète beaucoup.

Nous faisons de notre mieux pour le rassurer et la conversation devient générale entre les quatre cachots.

Tout à coup, celui que nous appelons « le gosse » crie à Jeannot comme un écolier :

– Monsieur,  je voudrais aller aux cabinets.

– Que veux-tu que j’y fasse, je suis enfermé comme toi, je ne peux pas aller ouvrir ta porte. Tu as certainement une boîte de conserves pour cet usage, cherche-là.

– Non,  Monsieur,  je n’ai rien.

Il a repris sa voix pleurnicharde.

– Attends l’heure de dîner qui n’est pas loin, n’y pense plus, et chante, siffle, fais ce que tu pourras pour oublier que tu es prisonnier.

On chante pour le distraire, on y réussit à peu près, car il nous crie dans un mouvement d’enthousiasme :

– Vive la liberté !

PILLAGE DE MA MAISON

En revenant d’un interrogatoire, Jeannot nous raconte que le bureau de Tony Dhose est encombré, ce jour-là, de linge et d’objets divers ; la description qu’il donne me fait comprendre de suite que mon magasin et mon appartement ont été pillés. Je l’interroge et c’est bien exact, ses réponses ne laissent aucun doute, les objets divers qu’il a vus sont bien ma propriété.

Ginette trouve cela très drôle.

Sans dramatiser, je n’ai point de raison de me réjouir, car je me demande dans quel état, ils ont dû laisser ma maison. Je suis tranquille pour le mobilier, car ils n’ont plus les moyens de communication qui puissent leur permettre de le déménager en Allemagne.

Lorsque j’entre dans le bureau de Dhose pour la deuxième fois, mes yeux tombent de suite sur la carpette de ma chambre qui recouvre le plancher, sur la cheminée, un de mes postes de T.S.F., car j’en avais deux, une bouilloire électrique, une bouteille d’eau de Cologne et diverses choses m’appartenant se promènent dans la pièce.

Le linge est part ailleurs.

Je n’en témoigne ni surprise ni émotion et prends place sur la chaise en face du chef de ce poste de la Gestapo.

Il me dit n’avoir pas de cigarettes, mais m’offre un paquet de tabac allemand, ainsi que tu papier à cigarettes. Je prends les deux et lui dis, après les avoir regardés, en lui montrant le tabac :

– Vous pourriez me le donner tout entier, car il vient de chez moi !

– Oh ! Non.

Il grogne très peu convaincu.

– Si, si, je le reconnais très bien, et le papier aussi.

Il se garde d’insister et compulse son dossier d’un air absorbé. C’est dommage, j’aurais voulu lui parler de mon tapis et du reste, mais il l’a parfaitement compris.

Très maladroitement, je roule une cigarette. Il prend un ton violent et menaçant pour m’annoncer que si je ne parle pas, je serai fusillée, car il a déjà assez de raisons pour que je mérite ce traitement.

VOUS N’AVEZ PAS SUIVI LES CONSEILS DE BISMARCK

Ma cigarette est terminée, elle n’a pas trop vilaine forme. Je la contemple attentivement, puis je regarde Dhose bien en face et je mets dans mon ton autant de calme qu’il a mis de violence dans le sien :

– Si vous me fusillez, dans un an une rue d’Arcachon portera mon nom, ma mort sera un exemple,  à mon âge on ne peut rien désirer de mieux.

Ses yeux s’arrondissent dans une expression d’étonnement qu’il ne dissimule pas. Mais il se ressaisit vite et éclate d’un gros rire méprisant :

– Vous êtes de ces Français qui croient encore en la victoire de l’Angleterre ?

– J’y croyais, il y a quatre ans, Monsieur, mais aujourd’hui, j’en ai l’absolue certitude.

– Et pourquoi ?

– Parce que vous n’avez pas suivi les conseils de Bismarck, qui vous a recommandé de ne jamais faire la guerre à une coalition. Quelles que soient la force et la puissance d’une nation, elle ne peut pas vaincre plusieurs nations qui, ensemble, sont plus fortes qu’elle-même. Malgré tout son génie militaire, Napoléon a été vaincu. Or, aujourd’hui, l’Allemagne a contre elle la plus forte coalition que l’Histoire ait connue.

– Nous avons des armes nouvelles.

– Je le sais, et vos armes nouvelles causeront encore des dégâts, mais ne vous permettront pas de gagner la guerre.

Je n’ai mis dans ces phrases ni arrogance, ni forfanterie, naturellement, car il ne faut abuser de rien,  j’ai parlé très doucement, mais très vite j’ai eu l’impression que le sort de l’Allemagne était totalement indifférent à cet officier SS. Cala ne l’intéresse certainement qu’en fonction des répercussions que cela va avoir sur sa seule personne. Je comprends aussi qu’il est fixé et a perdu toute espérance d’une victoire de son pays.

D’un grognement, il me répond que ces questions ne sont point celles qui nous occupent et il me ramène, bien malgré moi, à ses moutons, auxquels je ne perds jamais une occasion de fausser compagnie. Mais il ne me reparlera jamais de me fusiller et n’abusera pas des éclats de voix qui ne m’intimident pas du tout.

Il me parle d’Honoré et me demande si je le connais, sur ma réponse négative, il se lève et me dit de le suivre. Nous descendons au rez-de-chaussée et entrons dans un bureau. En face d’un officier en tenue, assis dans un fauteuil profond, un homme d’une trentaine d’années avec la barbe des prisonniers qui n’ont pas pu se raser de quelques semaines, paraît très à son aise et sourit paisiblement.

Dhose lui demande s’il me connaît, en nous plaçant face à face. Nous nous observons l’un l’autre avec curiosité et Honoré déclare qu’il ne me connaît pas. J’étais tout à fait tranquille car nous nous voyons bien pour la première fois et mon nom lui est certainement inconnu. Mais je ne regarde pas seulement Honoré, bien des choses dans la pièce retiennent mon attention, un tapis sur le parquet, des descentes de lit dans un coin, des piles de draps et de serviettes dans un autre, une corbeille à papiers d’osier pleine de linge, me font penser que mes affaires se promènent dans tout l’établissement. Je n’ai pas le temps de tout voir, nous sortons et regagnons le premier étage.

Quand nous avons repris nos places respectives, Dhose, qui compulse toujours son dossier et tape à la machine, car il n’a plus de dactylo, me dit d’un ait très ennuyé.

– Je constate qu’à Arcachon nous avons arrêté beaucoup de braves gens qui n’ont rien fait de mal, mais je sais aussi qu’il y en a qui sont des résistants, alors il faut que vous disiez quels sont les résistants, de façon à ce
que nous puissions libérer tous ceux qui n’ont rien fait. Si vous ne dites rien, tous ces braves gens resteront en prison.

Un peu plus tard, ayant entendu…

C’est sur cette phrase inachevée que se terminent les mémoires de Marie Bartette.

(Avec l’aimable autorisation de Monsieur Pierre Lataillade, Maire honoraire d’Arcachon, propriétaire du Journal d’Arcachon.)

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