Travaux forcés, carcan et flétrissure pour contrebande à Lège, en 1812
Bordeaux, 29 avril 1813, sept heures. La foule matinale voit arriver sur la Place d’Aquitaine1 un prisonnier enchaîné, « conduit par l’exécuteur des arrêts et escorté de gendarmes ».
Le condamné est aussitôt attaché au poteau d’exposition. Au-dessus de sa tête, un écriteau porte « en gros caractère s» ses noms, sa profession, son domicile, sa peine et la cause de sa condamnation. Une heure durant, il demeure « ainsi exposé au regard du peuple ».
La peine du carcan terminée, l’exécuteur découvre l’épaule droite de l’individu et y « empreint les lettres V.D.2 au moyen d’un fer brûlant ».
…L’escorte de gendarmes se reforme. Le condamné est alors reconduit au fort du Hâ, tandis que les badauds se dispersent. Parmi eux, Arnaud Arnouil, greffier en chef du Tribunal ordinaire des Douanes de Bordeaux : témoin de la scène « en exécution de la réquisition de M. le Procureur Impérial », il lui faut maintenant rédiger un procès verbal pour la Cour Prévôtale d’Agen.3
C’est en effet cette juridiction qui, dans son arrêt du 27 janvier 1813, a déclaré « Louis Vignon coupable d’être un des auteurs ou tout au moins un des complices d’une entreprise de contrebande et d’être un des auteurs d’une tentative de corruption exercée envers des préposés des Douanes». Elle l’a condamné «à dix ans de travaux forcé s» tout en ordonnant qu’avant de subir sa peine ledit Vignon soit « attaché au carcan sur la place de la ville de Bordeaux où se font ordinairement les exécutions» pendant une heure, avant d’être «flétri sur l’épaule droite ».
Louis Vignon, « marchand de tabac, âgé de 58 ans, demeurant à Bordeaux rue St James n° 37, natif de la commune de Poissy, dans la ci-devant Bourgogne », avait été arrêté le 30 juin 1812 « sur la cote de Leige » par des cavaliers des Douanes : il assurait alors la garde de quarante sept ballots de marchandises prohibées, débarquées le jour même d’un navire anglais, « Le Jubilé ».
Son arrestation n’était pas due au hasard : «Le commandant de la brigade des douanes avait été prévenu du versement». Vignon et ses complices étaient en effet surveillé depuis plusieurs mois. L’infortuné marchand de tabac allait jouer de malchance jusqu’au bout, donnant son nom à une affaire qui, initialement, n’était que l’affaire Pailhé.
L’affaire Pailhé
Le 2 juillet 1812, les Douanes informaient le Préfet de la Gironde d’une importante affaire de contrebande : « 47 balles de marchandises anglaises versées sur nos côtes le 30 juin ont été saisies …Les fraudeurs ont été arrêtés et traduits dans les prisons » de Bordeaux.
« Les marchandises proviennent du navire anglais qui, le 2 janvier 1812 avait débarqué le sieur Henri Pailhes sur la côte de Lège.Cette circonstance a motivé l’arrestation de ce particulier auquel Mr le Commissaire Général de la Police a fait subir un interrogatoire, ainsi qu ‘aux autres prévenus… »
Entre-temps, le maire de Lège avait tenu à avertir « l’auditeur du Conseil d’État, sous-préfet de l’arrondissement de Bordeaux » qui répercutait, le 3 juillet, sur la Préfecture :
« M. le Maire de Lège m’apprend que dans la nuit du 30 juin au 1er juillet, les douaniers ont saisi environ trente quintaux de marchandises anglaises qui avaient été débarquées sur la côte par un petit bâtiment ennemi…
«Il paraît qu’un nommé Vigneaux a été arrêté comme prévenu d’avoir facilité le débarquement et comme se trouvant d’ailleurs nanti d’une correspondance nombreuse relative à la fraude… »4
Pailhé ou Vignon : qui était à l’origine de l’affaire ?
Diligemment menée, l’instruction permit de préciser les responsabilités. « Dans le courant des mois de mars, avril et mai mil huit cent onze, les sieurs Pailhé, Vendries et le sieur Dumousseau conçurent à Paris le projet d’une vaste entreprise de contrebande de marchandises anglaises dont l’exécution devait se faire par versements successifs sur les cotes du département de la Gironde ».
Henry Pailhé, âgé de trente ans à l’époque des faits, était un négociant bordelais. Jean, Pierre, François, Barthélémy Vendryes, Bordelais de 36 ans, était chef de bureau de l’Administration des Droits Réunis à Paris5. Quant à Dumet Dumousseau, c’était « un propriétaire, âgé d’environ 54 ans, demeurant à Cissac, arrondissement de Lesparre », dont le domaine voisin de la côte du Médoc « offrait des facilités pour y établir un dépôt de marchandises» ou en faire « le centre de ses relations et de ses entreprises ».6
La première recrue du trio fut Jeanne, Pauline Bouscarin, « native de La Cabestere, isle de la Guadeloupe », arrivée d’Angleterre à la fin de l’année 1810 et épouse d’Alexis le Roux de Prinssay. Elle accepta de servir « comme intermédiaire de correspondance ».
Ainsi nanti d’une « boîte aux lettres », Pailhé quitta Paris le 14 juin 1811 et visita les ports de la Manche à la recherche d’un passeport pour l’Angleterre. Sans succès. Début août, il décida de rejoindre ses deux associés à Bordeaux : Vendryes et Dumousseau y recrutaient depuis le début de l’été. Ils avaient enrôlé Charles, Jean, René Magnan, directeur des domaines et de l’enregistrement à Bordeaux et Michel Martin Hiribarn « dont la propriété située à Arès offrait de plus grands avantages que tout autre pour l’exécution des projets ».
Le 20 août, Pailhé s’embarqua « sur un bâtiment qui avait des expéditions simulées pour New-York » : tout était préparé à Bordeaux pour la réception des marchandises.
Magnan, Dumousseau et Hiribarn mirent à profit le séjour de Pailhé en Angleterre pour renforcer l’entreprise : « les sieurs Massol, Delpuch et Vignon furent introduits dans l’association ».
Dans l’espoir d’un premier versement en octobre 1811, Vendryes et Dumousseau firent un voyage d’inspection à « Hourtens». Vendryes, seul, visita ensuite la maison d’Hiribarn à Arès. Peine perdue. Ce ne fut qu’à la fin novembre que « Pailhé partit de Falmouth, sur la navire anglais « Le Jubilé », avec le sieur Saint-Quentin, français domicilié en Angleterre et chargé des affaires de la dame Prinssay ».
Le 2 janvier 1812, après plusieurs approches, Pailhé se fit débarquer « sur la cotte de Leige », rencontra un canonnier et un marin – « les nommés Gelade, dit Bosc. et Desau » – qui le conduisirent chez Hiribarn. Le lendemain, il partit avec son hôte et « le sieur Lartigau gendre futur du sieur Hiribarn » sur la côte pour communiquer avec le bâtiment anglais qui attendait l’ordre de décharger les marchandises. Mais le débarquement de Pailhé n’était pas passé inaperçu La brigade des douanes chargée de la surveillance de la côte procéda, non sans difficultés, à l’arrestation de Lartigau et d’Hiribarn « au piqué », à celle de Pailhé à Arès.
Cette première équipée donna lieu à un procès verbal du Maire d’Andernos7 : « Aujourd’hui cinq janvier 1812, M. Chapron-Saint Julien, capitaine en second des brigades à cheval et M. Cretté, capitaine commandant se trouvant en tournée, ayant fait conduire devant nous Guillaume Verrière, commissaire des classes à la Teste, actuellement à Ares pour affaire de service, un particulier qui avait été arrêté au port d’Ares que l’on supposait être débarqué d’un cutter ennemi sur la côte d’Arcachon vis à vis la commune de Lège le deux de ce mois auquel nous aurions fait subir l’interrogatoire suivant en présence de M. Chasseloup, maire de la commune d’Andernos, M.Pauli Cretté … et M. Chapron St Julien… »
Pailhé, qui se déclara «domicilié à la Guadeloupe», reconnut avoir «embarqué à Bordeaux le vingt août (1811) sur le navire américain «Le gouverneur Guilman», capitaine Theider Bayn. à destination de New-York». Contre toute attente, le bâtiment fit route sur Lisbonne où Pailhé aurait été fait prisonnier par les Portugais et mis à bord, pendant vingt deux jours, d’un ponton. Libéré, embarqué à bord d’un second navire américain « La Salli », il se serait retrouvé à New-York le 25 octobre 1811, d’où il serait reparti pour Bordeaux le 25 novembre. « Se trouvant à vue de Cordouan le vingt sept décembre », il aurait été pris en charge par un cutter de Guernesey et débarqué à Lège. C’est alors qu’il mit en cause Hiribarn : celui-ci « l’aurait empêché de faire sa déclaration à l’Administration de la Marine ».
Ce dernier point retint particulièrement l’attention du sous-préfet de l’arrondissement de Bordeaux qui transmit le procès-verbal du maire d’Andernos au Préfet, le 20 janvier : « …le sieur Hiribarn, aubergiste de la commune d’Arès, a empêché (Pailhé) de faire sa déclaration devant l’autorité locale et il a même porté cet individu à se soustraire à sa recherche. Il parait d’après cela que le sieur Hiribarn est en contravention avec les règlements et arrêtés de police concernant les logeurs et les aubergistes, et doit, comme tel, être puni. »
À Bordeaux, Magnan et Massol avaient reçu la nouvelle de l’arrivée de Pailhé, « par un exprès envoyé par Hiribarn ». Ils avaient aussitôt rassemblé des chevaux et diverses provisions. Massol, Hiribarn fils et Aubert, l’homme de confiance de Magnan, furent chargés de les conduire jusqu’à la côte. Leur expédition s’arrêta au Las, « auberge située sur la route d’Arès à Bordeaux » : ils y rencontrèrent en effet Pailhé, « conduit par les douaniers .» Tout avait donc échoué. Aubert réussit cependant à remettre à Pailhé une lettre de Magnan.
Le 24 janvier 1812, accusant réception de l’interrogatoire mené par M. Verrière, la Préfecture ajoutait, à l’intention du sous-préfet de Bordeaux : « … cet individu (Pailhé) et le Sr Hiribarn qui l’avoit reçu chez lui. ont été mis à la disposition de S.E le Ministre de la Police Générale dont on attend la décision. »
Emprisonné au Fort du Hâ, Pailhé fut « soumis à une détention de quatre mois ». Hiribarn, que les douaniers avaient relâché après son arrestation au Piquey, fut condamné à deux mois de prison et « Le Jubilé » retourna à Falmouth sans opérer le moindre versement.
Vignon : « agent direct de la compagnie»
La détention de deux des principaux organisateurs ne mit pas en sommeil «l’association». Des réunions secrètes eurent lieu chez Massol. Vignon fut alors désigné comme «agent direct de la compagnie» et « chargé de s’établir en permanence sur la côte afin de faire les signaux convenus au navire attendu ». À ce titre, il reçut un ordre écrit en anglais pour la livraison des marchandises. Magnan et Massol prirent même l’habitude d’aller s’entretenir avec Pailhé dans sa prison !
La surveillance douanière ne se relâchant pas, décision fut prise de corrompre des préposés des douanes. Dumousseau s’adressa – sans résultat – au douanier Menieu qui habitait au Graillan. Vignon, quant à lui, prit contact avec le préposé Benoit qui feignit d’accepter les propositions qui lui étaient faites : il avait, en effet, reçu l’ordre de ses chefs de participer à l’entreprise de contrebande.
Vignon s’établit à Lège, chez Benoît même, qui bientôt n’ignora plus les détails de l’opération, ses moyens et les signaux arrêtés pour correspondre avec le navire anglais. En quelques semaines, Vignon mit aussi en place tout un système de liaisons : il payait trois francs par jour un berger, nommé Pontet, qui devait l’avertir quand le bâtiment paraîtrait ; Jeanne Cazel, qui vivait avec Benoît, allait chaque semaine à Bordeaux porter les dernières nouvelles à la femme de Vignon.
Les réunions se multipliaient à Bordeaux, les unes chez Massol, les autres chez Magnan. Le débarquement et le transport des marchandises furent minutieusement préparés. Benoît reçut la promesse de gagner soixante francs par ballot. Un acompte de dix louis lui fut apporté au Porge « chez la veuve Sentou aubergiste ».
Quand Pailhé sortit de prison, au début du mois de mai 1812, les préposés Lucas, Dehillotte et Dupré venaient d’être autorisés à «paraître céder à la corruption». Mais l’introduction en ville de Bordeaux des marchandises n’était pas réglée au mieux. Pailhé fit alors «entrer dans l’association le sieur Labarthe, préposé en chef de l’octroi qui afferme, à cet effet, de concert avec Magnan, une maison à Caudéran». On y établit des chevaux, confiés aux soins de Delpuch. Les associés crurent enfin « avoir tout prévu, tout combiné,tout préparé ». Ils attendirent avec impatience l’apparition du navire, reparti de Falmouth dans les premiers jours de juin, « de conserve avec un bâtiment muni de licence anglaise, nommé le Belizario », qui se dirigeait vers la Charente.
Le 29 juin, « Le Jubilé » parut, dans l’après-midi, en vue de Lège. Le préposé Dehilotte, seul sur la côte mais muni des signaux convenus, prit contact avec le navire. Le subrécargue Frédéric Izaac Son, vint à terre et avertit Dehilotte que le versement aurait lieu le lendemain.
Le 30 juin, Vignon et Benoît assistaient à deux déchargements : le premier était constitué de vingt-cinq ballots ; le second de vingt-deux ballots, de la malle de Pailhé et d’une petite caisse de savon « aussi pour ledit Pailhé ». Frédéric Son remit trois papiers pour le négociant bordelais : l’un contenait les signaux pour le prochain débarquement, « l’autre portant cette suscription : Usés de suite, le troisième celle-ci : à Madame Prinssay pour remettre à son ami ».
Peu de temps après, le commandant de la brigade des douanes « paraissait avec ses cavaliers, arrêtait Vignon qui gardait les ballots et saisissait les marchandises ». Tandis que Vignon était conduit à Bordeaux pour comparaître devant le Procureur Impérial près le Tribunal des Douanes, le maire de Lège fournissait « avec empressement »4 trois bœufs pour transporter les balles à l’Hôtel des Douanes. Le Commissaire Général de Police donnait l’ordre d’arrêter Pailhé, Massol, Delpuch, Hiribarn père et Lartigau et de les mettre à la disposition du Procureur. Dumousseau demeura introuvable : il avait disparu, vraisemblablement informé de l’échec de Lège et de l’arrestation de Vignon.
Du 4 juillet à la mi-septembre, mandats d’amener et d’arrêt, interrogatoires et confrontation, inventaires de papiers et perquisitions se succédèrent. Une déclaration de Magnan, faite le 23 avril 1812, au Commissaire Général de Police fut annexée à la procédure. Vendryes fut arrêté à Paris, la dame Prinssay de même. Hiribarn fils évita ce désagrément, « parti depuis plusieurs mois pour son service dans la marine ».
Deux événements rocambolesques intervinrent le 16 juillet. Après avoir signé un nouvel interrogatoire, « par un mouvement d’audace inconcevable, Pailhé s’élança dans la rue par la croisée de la chambre d’instruction et s’évada ». Le même jour, « le Jubilé » réapparaissait sur la côte. Les préposés des douanes envoyaient alors les signaux. Frédéric Izaac Son vint à terre avec cinq marins anglais armés. Une échauffourée s’ensuivit. Les douaniers réussirent à arrêter Son et deux de ses camarades : Mathieu Daun, matelot, « âgé de 20 ans, natif du Comté de Comouailles » et John Nevin, maître d’équipage, « âgé de 27 ans né en Irlande ». Les trois prisonniers, d’abord conduits à l’Hôtel des Douanes de Bordeaux, échouèrent au Fort du Hâ.
Le 12 août, « fut décerné un mandat d’amener contre le sieur Magnan, lequel mandat n’a pu être ramené à exécution ni à Bordeaux, ni à Paris, vu la disparition du dit sieur ». Trois des cerveaux de l’affaire (Pailhé, Dumousseau et Magnan) étaient désormais en fuite.
Le 25 septembre 1812, le Tribunal Ordinaire des Douanes de Bordeaux « ayant entendu le rapport du Juge d’Instruction », délibéra sur la nature de l’affaire. La chambre du Conseil décida le renvoi à la Cour Prévôtale d’Agen exclusivement compétente pour connaître le crime d’entreprise de contrebande et décerna une ordonnance de prise de corps contre les prévenus.
Le 2 octobre, le Procureur Impérial Lachapelle mettait un point final à l’acte d’accusation dressé pour la Cour Prévôtale. Étaient désormais prévenus d’être auteurs ou complices d’une entreprise de contrebande en marchandises prohibées :
1- Henri Pailhé (contumax)
2- Jean, Pierre, François Vendryes (détenu)
3- Dumeth Dumousseau (contumax)
4- Jeanne, Pauline Bouscarin, femme Le Roux de Prinssay,« âgée de 40 ans, créole de la Guadeloupe, demeurant à Paris rue St Anastase n° 11 » (détenue)
5- Charles, Jean, René Magnan (contumax)
6- Michel, Martin Hiribarn, « propriétaire, âgé de 43 ans, demeurant à Ares, natif de Saint-Jean Pied de Port… » (détenu)
7 – Jean, François Massol,«ex-fabricant de tabac, actuellement amidonnier, âgé de 49 ans (…) natif de la commune d’Eysines » (détenu)
8- Louis Vignon (détenu)
9- Jacques Delpuch, « cordier,âgé de 34 ans,demeurant à Bordeaux,rue Leytere, n° 15, natif de Tonneins… » (détenu)
10 – Marie Mulleau, femme de Louis Vignon, « âgée de 40 ans, native de Ville-Juif près Paris… » (détenue)
11- Emmanuel Labarthe, 40 ans, natif de Bordeaux (détenu)
12- Frédéric Izaac Son, « négociant, âgé de 22 ans, résidant à Londres, né dans le Comté de Suffolk… » (détenu)
13- John Nevin (détenu)
14- Mathieu Daun (détenu)
15- Louis, Alexis Aubert, « âgé de 49 ans, pompier au Grand Théâtre, y demeurant, natif de l’isle de Ré. »8
En outre, Magnan, Dumousseau, Massol, Vignon et Delpuch étaient accusés d’avoir tenté de corrompre les préposés des Douanes.
Il convient de souligner que le Procureur avait classé les prévenus en fonction des charges qui avaient été relevées contre eux et de leurs responsabilités dans l’entreprise de contrebande. Par ailleurs, l’acte d’accusation faisait ressortir que Massol, Vignon et Aubert avaient nié constamment connaître l’affaire (Vignon « n’avait été sur la côte que par curiosité » et n’avait gardé les ballots que pour rendre service !) Les autres prévenus, quant à eux, avaient : soit obéi aux ordres (les marins anglais), soit avoué avoir eu entre eux des relations ou des contacts mais en tout bien tout honneur ! Seul Hiribarn avait tout reconnu, en affirmant cependant « avoir abandonné l’association depuis son premier emprisonnement ».
Le 17 octobre 1812, la Cour Prévôtale d’Agen rendait son arrêt de compétence, confirmé par la Cour de Cassation le 5 novembre suivant.
La Cour Prévotale des Douanes d’Agen
Depuis l’an V, la guerre économique était menée de front avec l’autre guerre. Pour venir à bout de la résistance de l’Angleterre qu’il n’avait pu vaincre parles armes, Napoléon 1er avait, par le décret de Berlin du 21 novembre 1806, proclamé le Blocus Continental. « Mais ce Blocus était continuellement forcé par une multitude de contrebandiers ».9
La répression de la contrebande s’aggrava au fil des années, au point de devenir féroce. Déjà, depuis l’an XI, la peine de mort frappait les coupables de contrebande avec attroupement armé. Mais le décret du 18 octobre 1810 mit en place une législation encore plus draconienne qui « permit de comprendre dans la répression tous ceux qui, à un titre quelconque, avaient participé matériellement à des actes de contrebande, et aussi tous ceux qui avaient pu en retirer un bénéfice ». Aux cours de justice criminelles et aux tribunaux de droit commun, vinrent se substituer des « juridictions spéciales nouvelles, chargées, jusqu’à, la paix générale, de connaître de toutes les infractions douanières ».
« Sur toute la périphérie terrestre et maritime de l’immense Empire de Napoléon, furent crées des Tribunaux ordinaires des Douanes et plus à l’intérieur, des Cours Prévôtales des Douanes » qui jugeaient les appels des décisions des Tribunaux ordinaires et connaissaient, à l’exclusion de tous autres tribunaux, de tous les faits de contrebande qualifiés crimes.
En matière criminelle, les Cours Prévôtales statuaient, après débats en audience publique. Leurs décisions sur le fond étaient définitives et sans aucune voie de recours.
La Cour Prévôtale d’Agen avait dans son ressort les quatre tribunaux du Sud-Ouest : Bordeaux. La Rochelle. Bayonne et Saint-Gaudens. Elle fut installée solennellement le 28 mars 1811 au Palais de Justice d’Agen, en présence des autorités civiles, militaires et religieuses et du Commissaire de S.M. l’Empereur, M. Vergés, Conseiller à la Cour de Cassation.
Elle était composée de dix magistrats. A la date qui nous intéresse (novembre 1812), ces magistrats étaient les suivants :
– Président Grand Prévôt : M. Desmirail, auparavant Premier Président de la Cour de justice criminelle, à Bordeaux.
– Assesseurs : MM. Phiquepal, auparavant juge à la Cour de justice criminelle, à Agen ; Couderc, maire de Saint-Vincent, conseiller général du Lot-et-Garonne ; Bounamy, maire de Condom ; Ménoire, de Villeneuve-sur-Lot, ex-subdélégué, conseiller général de Lot-et-Garonne ; Lafont, d’Agen, ancien aide-de-camp ; Cahuac, juge de paix à Agen (nommé assesseur le 22 juillet 1811) ; Dugarcin, juge d’instruction à Nérac (assesseur depuis le 5 mars 1812).
Le huitième assesseur, absent « en l’audience de la Cour Prévôtale » qui jugeait les « associés » de Pailhé, était, selon toute vraisemblance, M. Farcis-Legrix qui avait remplacé, le 15 novembre 1811, M. Tartas Conques, de Mézin, ex-député au corps législatif. Dans « La Cour Prévôtale des Douanes d’Agen », M. Cambon donne une composition légèrement différente : il signale, en effet, que M. Bonami (Bounamy d’après sa signature) fut remplacé le 22 juillet 1811 par M. Cahuac. Il s’agit là d’une erreur puisque MM. Bonami et Cahuac siégeaient côte à côte fin 1812-début 1813. Par contre, M. Candelon, précédemment juge au tribunal de première instance, à Agen, donné comme assesseur de 1811 à 1814, a dû céder sa place à M. Cahuac.
– Procureur Général impérial : M. Buhan, auparavant Procureur Général Impérial à la Cour de justice criminelle, à Bordeaux.
Le Procureur Général Buhan arriva à Agen « précédé d’une grande réputation d’homme intègre et érudit …(sachant) tempérer la sévérité de ses fonctions par des principes d’équité qu’il mettait au-dessus de tous les codes. De leur côté, le Grand Prévôt Desmirail et ses collègues, tout en observant fidèlement les principes de la nouvelles législation fiscale, savaient en faire fléchir les rigueurs quand des circonstances défait pouvaient militer en faveur des prévenus ou des accusés »9.
Qu’advint-il donc des contrebandiers de Lège ?
L’affaire Vignon
La Cour Prévôtale d’Agen rendit son jugement le 27 janvier 1813, après avoir « ouî M. le Procureur Général dans son résumé, oui les accusés dans les interrogatoires qui leur ont été faits, ensemble leurs défenseurs et les débats étant entièrement terminés ».
N’avaient comparu devant elle que sept accusés, « détenus à la maison de justice » d’Agen : Jeanne Pauline de Prinssay, Massol, Vignon, Hiribarn, Delpuch, John Nevin et Mathieu Dau.
Deux séries d’événements – que le silence des archives conduit à envisager comme hypothèses – avaient dû intervenir après la confirmation de la Cour Suprême, le 5 novembre 1812.
Considérons tout d’abord le cas Frédéric Izaac Son.
Le 2 octobre, le jeune négociant anglais, subrécargue à bord du Jubilé, était détenu à Bordeaux, au Fort du Hâ. En janvier 1813, la Cour Prévôtale « ordonne que la contumace sera instruite sans délai contre lesdits Pailhé, Magnan. Dumousseau et Frédéric Izaac Son ». Ce dernier, de toute évidence, avait faussé compagnie à ses geôliers et à ses juges, s’évadant du Fort du Hâ, ou, ce qui est plus vraisemblable, pendant son transfert de Bordeaux à Agen.
En second lieu, quatre prévenus, dont trois étaient incarcérés à Bordeaux en octobre 1812, ne furent pas jugés par la Cour Prévôtale. Pourquoi ? Il n’existe dans le dossier aucune mention à cet égard. On peut cependant supposer qu’un supplément d’information fut ordonné par la Cour et aboutit à mettre définitivement hors de cause, et malgré les conclusions du Procureur Impérial Lachapelle, Vendryes, l’employé d’octroi Labarthe, Marie Mulleau, l’épouse de Louis Vignon et Aubert.
Le 27 janvier 1813, la Cour Prévôtale régla donc le sort des sept détenus qui comparaissaient devant elle par un arrêt empreint « d’une véritable indulgence » à l’égard de quatre d’entre eux mais impitoyable pour les autres.
Elle déclara tout d’abord « bonne et valable la saisie des quarante sept ballots de marchandises prohibées » et ordonna « que cette marchandise demeure confisquée au profit de l’Administration des Douanes Impériales de France ».
Louis Vignon s’entendit ensuite condamné à dix ans de travaux forcés avec toutes les pénalités accessoires que l’on sait, « attendu que les preuves les plus fortes de culpabilité » (s’étaient élevées) contre lui « sans que rien n’ait pu les atténuer », (…) « que le procès verbal des préposés constate qu’il a été arrêté venant de bord (du Jubilé) et à côté des quarante sept ballots de marchandises ». Vignon avait été pris la main dans le sac. Il devait payer : « toutes les charges qui s’élèvent contre lui le constituent coupable du crime dont il est prévenu et le rendent passible de toutes les peines que la loi déclare ».
Furent également condamnés John Nevin et Mathieu Daun, « coupables de complicité (dans l’entreprise de contrebande pour avoir aidé à la consommer ». La Cour considéra cependant qu’il s’élevait « en leur faveur des circonstances atténuantes » qui devaient « les faire juger comme des simples porteurs ». En effet, ils n’avaient fait qu’obéir aux ordres de leur capitaine et « par les loix de leur Pays la désobéissance les auroit exposé à une peine capitale ». Six mois d’emprisonnement, telle fut la sentence pour « ces deux anglais les seuls qui aient été arrêtés du nombre de ceux qui (avaient) porté à terre les marchandises de contrebande ».
Solidairement avec Vignon, Nevin et Daun furent condamnés « envers l’Administration des Douanes à l’amende triple de la valeur de la marchandise saisie et confisquée et à rembourser à laditte administration des Douanes les fraix de la procédure instruite contre eux ».
Mais ce ne fut pas tout. Après avoir subi leur peine, Nevin et Daun demeureraient « placés pendant cinq ans sous la surveillance de la haute police de l’état » et seraient tenus, pour jouir de leur liberté, de « fournir un cautionnement » fixé par le directeur des Douanes de Bordeaux.
Par contre, Jeanne Pauline Bouscarin femme Leroux de Prinssay, Massol, Hiribarn et Delpuch furent « acquittés de l’accusation portée contr’eux » et en conséquence « mis sur le champ en liberté ».
La Cour Prévôtale admit que « laditte Bouscarin n’avait aucun intérêt dans le chargement du navire le Jubilé ». Il était établi « qu’à l’époque du premier chargement fait vers le mois de décembre 1811 (…) la dame Prinssay n’avait pas encore reçu à Londres les sucres et caffés venant de la Guadeloupe » qui auraient pu servir de gage. Jeanne Bouscarin « n’étoit que la dupe de ces deux intrigans » qu’étaient Pailhé et Saint Quentin. Pour les magistrats d’Agen « il n’exist(ait) contre elle ne preuves, ni indices, ni présomptions de culpabilité ».
Pour acquitter Massol, le Grand Prévôt Desmirail et ses collègues, qui avaient «une foi pleine et entière aux procès verbaux des préposés», se penchèrent avec un soin tout particulier « sur les déclarations indépendantes des procès-verbaux ». Ils examinèrent « et la vraisemblance du témoignage et la moralité de la déclaration et du témoin lui-même ».
D’assez fortes présomptions s’élevaient contre Jean François Massol. Il parut certain qu’il « avoit fait plusieurs voyages avec les principaux auteurs de l’entreprise », qu’il avait « eu de fréquentes conférences avec Magnan », mais les accusations les plus graves étaient portées par le préposé Benoît « et la femme Cazel, sa concubine » dans des dépositions faites à plus de deux mois d’intervalle l’une de l’autre : aucune «preuve réelle» de remises d’argent et de sacs pour « le transfert des effets provenant du navire » n’existait. Il n’y avait donc rien « qui doive faire prononcer la condamnation ».
La Cour Prévôtale sut gré à Michel Martin Hiribarn de son repentir. Bien sûr, il était « constant que lors de l’apparition du navire «Le Jubilé», à l’époque du mois de Janvier 1812, Michel Martin Hiribarn avoit concerté avec Magnan et autres les moyens d’exécution de l’entreprise, qu’il avoit assisté à plusieurs conférences et chés lui même àArès (… ), que c’étoit sa propre maison qui dabord avait été désignée pour servir d’entrepôt ; que ce fut lui qui reçut Pailhé à son débarquement le deux janvier, qu’il l’accompagna sur la cote au lieu de Piquey, qu ‘il conserva chés lui les échantillons des marchandises qu’il fit remettre à Magnan et qu’enfin il fit retirer les chevaux amenés au Las le 6 de janvier comme étant inutiles depuis l’arrestation de Pailhé ». Mais «depuis son arrestation dans les premiers jours du mois de janvier 1812 et depuis sa sortie de prison», Hiribarn ne semblait « s’être mêlé en aucune manière de l’entreprise».
Ayant renoncé « de lui seul et de son libre arbitre » à participer aux opérations suivantes de « l’association », Hiribarn devait « conséqu’ament être mis hors de toute accusation ».
Delpuch fut le dernier à bénéficier de la clémence des juges. « Simple ouvrier devenu commissionnaire aux gages de Magnan, (il ne pouvait) avec justice être considéré comme un agent véritable de l’entreprise » de contrebande. « Agissant comme un domestique», «instrument aveugle ignorant les ressorts qui le faisaient mouvoir », il fut donc acquitté de l’accusation qui pesait sur sa tête.
La Cour Prévôtale avait donc tranché sur l’introduction « des marchandises en provenance de manufactures anglaises » sur la côte de Lège le 30 juin 1812. Malgré la décision prise d’instruire sans délai la contumace contre Pailhé, Magnan Dumousseau et Son, les registres qui conservent les minutes de la Cour ne permettent pas de savoir si l’affaire Vignon» eut d’autres suites.
Le 31 mars 1814, les troupes alliées entraient à Paris à midi. Le 2 avril, le Sénat votait la déchéance de l’Empereur, qui abdiquait à Fontainebleau le 6 avril. Le même jour, le Sénat faisait appel aux Bourbons10. Le 11, Caulaincourt obt(enait) la signature du traité dit « de Fontainebleau » qui régl(ait) la situation de Napoléon et des siens»11.
Le 14, « tous les individus détenus dans les prisons d’Agen pour contrebande avaient été mis en liberté ». Le journal de Lot-et-Garonne ajoutait : « Ces malheureux sont sortis en bénissant la main auguste qui les a délivrés et ont fait longtemps entendre le cri de : Vive le Roi ! »9
Le 12 avril, le comte d’Artois, promu lieutenant général du royaume par son frère, était arrivé à Paris. Le 28, il signait un décret portant suppression des Cours Prévôtales et des Tribunaux ordinaires des Douanes.
Le préambule de ce décret rappelait que le pouvoir législatif n’avait jamais eu à se prononcer sur la création des juridictions en cause. Par conséquent, compte tenu de l’illégalité de leur institution, ces Cours et Tribunaux pouvaient être supprimés sans intervention de la puissance législative.
Mieux ! Le décret signé par S.A.R. Monsieur, frère du Roi, ordonnait la libération des individus détenus par mandats ou jugements émanés des Cours Prévôtales et des Tribunaux ordinaires des Douanes.
Nous ignorons ce que devint Louis Vignon après l’exécution des peines du carcan et de la flétrissure, place d’Aquitaine. Malgré son âge, il devait purger, en avril 1814, sa condamnation aux travaux forcés et dut bénéficier de l’ordre de libération porté dans le décret du comte d’Artois. Quant aux deux Anglais, sortis de prison au cours de l’été 1813, ils profitèrent, selon toute vraisemblance, de la suppression du Blocus Continental décidée par les Bourbons. Avec le rétablissement des relations commerciales entre la France et les nations voisines, y compris l’Angleterre, ils échappèrent, sans aucun doute, à « la surveillance de la haute police d’état ».
Michel BOYÉ
1. Actuelle Place de la Victoire
2. V.D. : voleur des Douanes
3. Archives départementales du Lot-et-Garonne : procès-verbal d’A. Arnouil
4. A.D. de la Gironde : 9 P 218
5. Régie (créée sous le Consulat) chargée de percevoir, entre autres, les droits sur les boissons, le tabac, les cartes à jouer, sur les voitures publiques et sur la garantie des matières d’or et d’argent.
6. A.D. du Lot-et-Garonne : archives de la Cour Prévôtale d’Agen
7. A.D. Gironde : 1 M 332
8. Aubert n’est pas mentionné parmi les détenus.
9. « La Cour Prévôtale des Douanes d’Agen. 1811-1814 », M. Cambon (articles communiqués par les Archives Départementales de Lot-et-Garonne)
10. Tome I « La France des Notables », A. Jardin/AJ. Tudesq
11. « Napoléon », O. Aubry
Extrait du Bulletin de la Société Historique et Archéologique d’Arcachon et du Pays de Buch N° 29 du 3e trimestre 1978