FRÈRE THOMAS ILLYRICUS
LE FONDATEUR DE LA CHAPELLE
Extrait de Notre-Dame d’Arcachon d’André REBSOMEN
Éditions Delmas, Bordeaux, 1937
Ce fut un moine franciscain, le F. Thomas Illyricus, qui fonda le sanctuaire de Notre-Dame d’Arcachon.
Disons de suite que le peuple, après sa mort, touché par ses vertus, le proclama Bienheureux, mais que l’Église ne l’a jamais officiellement béatifié.
Plusieurs historiens ont raconté sa vie : Wadding, Sbaralea, Frizon, et de nos jours le R. P. Delpeuch1, pour ne citer que les principaux biographes de ce moine. Or, aucun de ces auteurs estimés n’a su mettre au point la vie de Thomas Illyricus.
Seul M. l’abbé R.-M. Mauriac, directeur au Grand Séminaire de Bordeaux, de regrettée mémoire et de grande érudition, consacra une partie importante de sa vie à rassembler de nombreux matériaux et à les utiliser pour retracer, selon les règles de la critique historique, l’existence variée et animée du pieux franciscain. Nous ne pouvons mieux faire que de suivre ses divers travaux et de les résumer2. Ainsi se trouveront modifiées bien des opinions ayant cours jusqu’ici sur ce religieux.
Un mémoire, rédigé le 28 avril 1515 par le secrétaire ou chancelier de Raguse, Jérôme Sfrondate, dit que F. Thomas naquit à Vrana, dans le diocèse de Zara, en Dalmatie3.
Vrana se trouve dans l’intérieur des terres, au bord d’un lac qui porte son nom, entre Zaravecchia, port de mer sur l’Adriatique, et Benkovac.
Ce pays formait jadis la partie occidentale de la région appelée Illyrie, d’où le nom d’Illyricus, illyrien, attaché au prénom du pieux franciscain.
Au moment où il vit le jour, c’est-à-dire vers 1485, dit un de ses contemporains, la Dalmatie se trouvait au pouvoir des Vénitiens, mais la population était de race yougoslave, au tempérament assez vif. Thomas garda toujours ce caractère exubérant; ses œuvres oratoires en conservent encore le cachet.
À une certaine date que nous ignorons, et pour un motif qui nous échappe, peut-être à cause des guerres ou des révolutions, ses parents et lui émigrèrent en Italie. Thomas était encore enfant; ils s’établirent à Osimo, ville des Marches, province d’Ancône. Cette famille était très pauvre, aussi Thomas passa-t-il une partie de son adolescence à la campagne, occupé à garder les pourceaux.
Osimo est situé à 12 kilomètres au nord-ouest de Loreto, le lieu du célèbre sanctuaire de Notre-Dame de Lorette. Le jeune homme dut souvent s’y rendre et y acquérir la dévotion à Marie qui illumina toute sa vie.
C’est à Osimo que Thomas Illyricus prit l’habit de saint François en devenant religieux de l’Observance. Il passa les premières années de sa vie religieuse dans la solitude et les exercices de la pénitence. À l’âge de 25 ans, il commença par obéissance à prêcher (1510).
Orateur enflammé, il fut aussi un intrépide voyageur.
Il se rendit deux fois à Saint-Jacques-de-Compostelle (1515 et 1518). On sait qu’il parcourut aussi une grande partie de l’Italie septentrionale, de Gênes à Pesaro. Il revint également visiter sa patrie, la Dalmatie, en débarquant à Zara et à Raguse, et ensuite il gagna l’île de Rhodes pour atteindre la Syrie et Jérusalem.
F. Thomas devait mourir en 1528 à Carnolès, près de Menton (Alpes-Maritimes), et fut inhumé dans la chapelle de la Madone, située dans cette localité (et non sous un pin de la forêt d’Arcachon) (Abbé Mauriac, Un réformateur catholique, p. 75).
SES TOURNÉES EN FRANCE
Mais ce qui nous intéresse le plus, ce sont certainement ses tournées en France, qui eurent lieu de l’année 1516 à 1522. Il circulait à pied ou monté sur son âne, qui, dit-on, lui obéissait « à miracle ».
Le 13 novembre 1516, il est à Grenoble. Il y prêche sur la grande place et, par déférence pour lui, on arrête la sonnerie de l’horloge pendant qu’il parle.
Du Dauphiné, F. Thomas gagne le Midi de la France, qu’il parcourt de côté et d’autre, allant de-ci de-là, sans suivre un itinéraire régulier.
C’est ainsi qu’en 1518 on le trouve à Montauban, Condom, Nérac et Toulouse. En 1519, il est à Cahors, à Villefranche-de-Rouergue, à Bordeaux et à Arcachon.
L’année 1520 le voit à Foix et 1521 à Rabastens. Enfin il se rend en 1522 à Irigny, près de Lyon.
Et partout il prêche sans penser à la fatigue. Ainsi, à Montauban, des milliers de personnes se pressent pour l’entendre et l’écoutent pendant cinq heures avec un inlassable intérêt.
SON GENRE DE PRÉDICATION
Par son genre de prédication violent, imagé et apostolique, Thomas Illyricus ressemblait à saint Bernardin de Sienne. Il parlait avec une ardeur et une sincérité communicatives, avec hardiesse et simplicité. Par son style direct, vif, adapté à ses auditeurs, soutenu par les exemples de sa sainte vie et de son austérité, il obtenait, comme saint Bernardin, d’extraordinaires succès.
SON PORTRAIT
Le compte rendu du procès canonique de Cahors (manuscrit de Cahors) permet de reconstituer le physique du Frère Thomas.
« Il était très pâle pendant qu’il parlait ; il criait et s’agitait beaucoup, et cependant le teint de son visage ne changeait pas. Il n’avait pas le nez gros, mais un peu camus et pointu. Il portait une longue barbe, car, nous dit-il dans un de ses sermons, il avait l’intention d’aller évangéliser les Turcs… Son corps, de forte charpente osseuse, était plutôt maigre. Il était de haute taille. »
« Plus que sa voix vibrante d’émotion, écrit M. l’abbé Mauriac, plus que son aspect d’ascète, plus que son style si direct et si vif, ce qui attirait et remuait des milliers d’auditeurs, c’était son âme ardente et sincère qui débordait et s’épanchait par des accents que l’amour de Dieu et des âmes rendait si éloquents. »
SON PASSAGE À BORDEAUX ET À ARCACHON
Un historien bordelais, jurisconsulte et controversiste, un des meilleurs écrivains de la Gascogne au cours du VVIe siècle, Florimond de Raemond, conseiller du Roi en sa Cour de Parlement de Bordeaux, a écrit, dans son ouvrage Histoire de La Naissance, progrez et décadence de l’Hérésie de ce siècle (Paris, 1605), une page très intéressante et très pittoresque sur le séjour de Thomas Illyricus à Bordeaux (juin 1519) et à Arcachon. (Liv. I, chap. m, fos 11-12.)
Nous n’hésitons pas à la publier dans son entier, persuadé que ce récit plaira à nos lecteurs.
Le F. Thomas Illyricus prêchant à Toulouse, place Saint-Georges.
(Frontispice du recueil de ses sermons Sermones aurei…).
« À la suite de Jérôme (Savonarole)4 sur l’arrivée de Luther, un bon Cordelier de notre France alloit de ville en ville, de village en village, prêchant aux peuples que le ciel courroucé apprêtoit ses foudres pour les accabler, et ses fouets pour les châtier. Il est raisonnable que je m’arrête un peu sur cet homme, puisque personne n’en a écrit, et qu’il a été la Cassandre5 de nos maux.
Ce religieux, qu’on appeloit le saint homme, estoit nommé frère Thomas, personnage d’une bonne et sainte vie, qui couroit le monde prêchant la pénitence et annonçant le courroux prochain de Dieu.
Quand il arrivoit en quelque ville, toutes sortes de jeux, débauches et dissolutions en étoient bannies ; tout ne respiroit que piété et dévotion ; le peuple accouroit de dix lieues à la ronde pour voir le saint homme, de sorte qu’il falloit ouvrir les places publiques pour ses sermons : car les églises les plus grandes étoient trop petites pour recevoir l’infinie multitude qui venoit l’ouïr.
La dernière fois qu’il monta en chaire dans Bordeaux fut en cette grande place et clôture qui est à l’entrée du couvent de la Grande Observance6 où il dit le dernier adieu à la Guyenne, fondant en pleurs :
« Belle et délicieuse province, disoit-il, le Paradis du monde, tu verseras de nouvelles rivières de larmes. Tu verras les feux ondoyer parmi tes riches campagnes, et ces belles maisons, marques de la piété et dévotion de tes pères, données en proie aux ennemis de l’Église qui naîtront dedans toi. Tu verras les exécuteurs et les bourreaux de la divine justice qui chasseront à coups de fouet les vendeurs du temple : les loups entreront dedans le bercail, déchireront et brebis et pasteurs.
» Bordeaux, tu verras de tes murs les églises voisines embrasées. À peine échapperont celles qui sont dans tes murailles à la rage et à la fureur des ennemis de l’Église de Dieu, punition très juste et de l’indévotion du peuple et de la fainéantise des Officiers. Mais tout ainsi que les corps saints qui reposent à Tholose sont les protecteurs, et, s’il se pouvoit dire, les dieux tutélaires de cette ville7, là aussi saint Martial votre apôtre, ô Bordelais ! sera la protection de la vôtre. »8).
On pensoit que ce ne fussent que menaces jetées en l’air pour épouvanter le monde ; car qui eût pu s’imaginer alors que ce que les premiers chrétiens avoient bâti avec tant de peine et de dépense, dût, avec tant de rage et de furie, être démoli par ces derniers.
Il me souvient avoir ouï de bonnes anciennes femmes pleurant lorsque, l’an 1570, Romégous vint à notre vue mettre le feu à l’église de Lormont9 :
« Voilà, disoient-elles, la prophétie du saint homme frère Thomas accomplie. »
Il y a encore plusieurs personnes vivantes qui l’ont ouï dire à leurs pères, lesquelles peuvent témoigner que cet homme fut le prophète de tous nos malheurs, parlant de ce qui est arrivé cinquante ans après comme d’une chose déjà avenue.
Les malheurs n’arrivent pas pour être prophétisés : ils sont au contraire prophétisés parce qu’ils doivent arriver ; s’il n’y est pourvu par le retranchement de la cause, ainsi que les saintes lettres nous apprennent être arrivé en la personne d’Ezéchias et des Ninivites.
Les écrits que j’ai recouvrés de lui (car la fortune les a fournis à ma curiosité) montrent avec quelle liberté il parloit des corruptions qui étoient lors parmi tous les états de la chrétienté et ordres de l’Église qui ont justement attiré le courroux et l’ire du ciel en plusieurs lieux. Dans le bercail, il y avoit plus de boucs que d’agneaux.
« Indignes Prélats et Pasteurs, disoit-il, dans un discours intitulé : Conditiones veri proelati, ce vous est assez de remplir votre ventre, assembler de l’argent dans le coffre… la grasse mule à l’étable ; et tout aux dépens du crucifix, en disant Dominus vobiscum, c’est assez. Il ne vous chaut si vos pauvres brebis seront sauvées ou damnées. »
Il tenoit même language que Luther, comme je remarquerai en son lieu mieux à propos, sur le sujet qui causa le schisme en l’Église.
Mais ce bon religieux ne toucha que les vices des ministres : Et cet apostat donna dans la doctrine, qui estoit conservée depuis les apôtres jusques à lui. Si faut-il avant que je sorte de ce propos que je laisse à la postérité quelques actes mémorables de cet homme : puisque Beze bouffonnant s’est ore moqué de luy10.
Allant ainsi dans le monde chargé d’une haire, monté sur un pauvre âne, vivant avec toute l’austérité qu’il est possible, il aborda enfin notre Guyenne, et cherchant les lieux les plus solitaires, il fut visiter la côte de la mer vers le captalat de Buch11.
Étant en un lieu qu’on appelle Arcaixon (ainsi nommé parce que c’est le milieu de l’arc qui se fait par les deux pointes de Oyssant et du cap du Finistère)12, il vit la mer enflée qui rouloit des foudres… Aussi est-ce une des mauvaises côtes de l’Océan où les dangers courent trois lieues à la mer; de sorte que, quand les navires se trouvent affalés d’un grand temps de cette côte de non vue, ils sont perdus sans rémission quelconque, parce que le fraim13 brise partout.
Sur l’heure, voyant deux navires portés des courants sur les dangers, ce bonhomme se jette à genoux, et comme saint Jérôme fit autrefois, imprime le signe de la croix sur le sable, fait son oraison à Dieu pour le salut de ceux qui étoient battus des vents et heurtés des sables, Lequel exauçant ses prières, fit calmer la mer en un instant, à la vue d’un bon nombre de personnes : de sorte que ces vaisseaux (chose non jamais vue) eurent le loisir de se parer du péril et mettre au large.
Au même temps, soit que ce fussent les restes du bris de quelque naufrage, ou peut-être par miracle, la mer jeta sur le bord une image de la Vierge, laquelle ce bonhomme releva, et, la portant sur la pente qui tombe en la mer, fit bâtir une chapelle qui se voit encore aujourd’hui dans les montagnes des pins, lieu, pour son assiette, affreux et sauvage au possible, où il séjourna quelque temps.
Il voulut qu’elle fut de bois, pour être facilement remuée de lieu à autre, car les orages et les vents remuent souvent ces sables, aplanissent les montagnes et relèvent au plus haut les vallées.
Depuis toujours ce lieu a été tenu en grande vénération, où les mariniers vont faire leurs dévotions, lorsqu’ils veulent monter sur mer, sans qu’il eut senti la main impie des pirates et corsaires qui courent parfois afférer14 cette côte. Si ce n’est depuis quelques années qu’un navire anglais y prit terre à dessein, pour faire butin de la riche pauvreté de cette dévote maison.
Mais voyez le jugement de Dieu et comme la peine suivit bientôt le péché.
Ceux qui avoient fait descente, rentrés en leur bord chargés de quelques ornements d’église, n’eurent plutôt pris le large, qu’ayant donné contre les écueils, quoique ce fut en temps calme et serein, leur vaisseau prit eau, cela à fond, à la vue du lieu saint, témoin de leur forfait.
Je laisse plusieurs autres choses que j’ai ouï raconter de ce frère Thomas, comme le feu qui s’éprit miraculeusement aux pinades vers Lamarque en Médoc ; le mal de Saint Jean qui saisit un quidam qui se moquoit de ce saint homme, le reprenant de son péché.
En ces choses, ma créance est toujours lente et tardive, et ne veux sans bonne caution en laisser la mémoire à la postérité. C’est assez parler de luy »
Florimond de Raemond écrivait vers 1600, c’est-à-dire environ quatre-vingts ans après ces événements. C’est de son texte que s’inspirèrent les chroniqueurs bordelais.
UNE LETTRE DU FRÈRE THOMAS
Mais nous avons un document encore plus précis qui fixe le passage de F. Thomas à Arcachon. C’est une lettre de lui, imprimée à Toulouse, chez Jean Grandjean, adressée aux étudiants de l’Université de cette ville et datée de l’ermitage de La Teste-de-Buch, le 26 août 1519 : « ex heremo Teste Buxi, MDXIX, XXVI Augusti ».
Cette lettre est la troisième d’un recueil de cinq lettres de F. Thomas, exemplaire unique, conservé à la Bibliothèque municipale de Toulouse (Incunable 660), relié en maroquin bleu moderne, de format in-4°, imprimé d’une excellente impression sur papier, sans date15.
Le titre du volume porte une gravure sur bois, représentant le trigramme du Christ : I.H.S. placé dans un cercle entouré de flammes, soutenu par deux anges, l’un appuyé sur une colonne, l’autre sur une croix et tenant une banderole. Ces emblèmes étaient ceux de la dévotion au Nom de Jésus que Thomas, à l’exemple de saint Bernardin de Sienne, répandait avec une vive conviction et un zèle inlassable.
Ces lettres ne furent pas les seules œuvres du F. Thomas imprimées à Toulouse. On y publia aussi en 1520 son Testamentum, écrit le 26 avril 1519, et surtout en 1521 ses Sermones Aurei…, recueil de 25 sermons à la louange du Christ et de 25 sermons en l’honneur de la Vierge. Un exemplaire très rare de ces Sermones, don de M. le Baron Durègne de Launaguet, est précieusement conservé dans la Bibliothèque de la Société scientifique d’Arcachon. Nous en reproduisons le titre.
FRÈRE THOMAS À TOULOUSE
Cet empressement des Toulousains à faire connaître au public les œuvres du F. Thomas se comprend à raison du succès retentissant qu’eut ce moine dans leur ville, lors de son passage en 1518, pendant et après le Carême. Il prononça ses sermons dans l’église des Cordeliers. Bientôt cette église, quoique des plus vastes, se trouva trop petite ; on venait de dix lieues pour l’entendre. On l’obligea alors à prêcher sur la place Saint-Georges.
LES ÉTUDIANTS DE TOULOUSE
Parmi ses auditeurs se trouvaient les élèves de l’Université de Toulouse.
Cette Université, fondée en 1229, qui donna à l’Église quatre papes, douze cardinaux et un grand nombre de prélats, qui forma le pieux et saint Vincent Ferrier, le célèbre dominicain Capreolus, surnommé le prince des Thomistes, le religieux augustin Jean Dupuy, remarquable professeur de théologie, et bien d’autres hommes célèbres, était, au début du XVIe siècle, un centre important d’études : 10 000 étudiants, dit-on, s’y pressaient à cette époque, issus de toutes les parties de la France et même de l’étranger.
L’enseignement particulièrement orthodoxe de cette Université en avait fait un centre de résistance à la diffusion des nouvelles doctrines, celles de Luther, qui commençaient à s’infiltrer à Toulouse. En effet, dès 1511, un médecin était brûlé dans cette ville comme hérétique et apostat, et, en 1520, un autre personnage devait être livré aux flammes du bûcher pour le même crime.
Mais si les élèves de l’Université demeuraient fidèles à leur foi, par ailleurs ils étaient de mœurs relâchées et bruyantes, de manières libres, caractéristiques ordinaires des étudiants de cette époque. Ils étaient encouragés dans cette voie de désordre par les privilèges spéciaux dont ils jouissaient. Leur quartier était pour eux un lieu d’asile interdit à tous les agents de l’autorité, si ce n’est à l’autorité ecclésiastique, ou au corps des maîtres, qui seuls avaient droit sur eux, droit dont ils usaient rarement et avec la plus grande indulgence16.
Voici ce que raconte à leur sujet et au sujet de l’influence de F. Thomas à Toulouse l’historien de cette ville, Jean Raynal :
« L’éloquence de F. Thomas Illirico, cordelier et fameux prédicateur, y ramena la piété… Il y annonça l’Évangile de Jésus-Christ avec le plus grand succès et communiqua son zèle aux magistrats municipaux. Ils réformèrent à son instigation plusieurs abus scandaleux, tel que l’usage des masques que les jeunes gens et surtout les écoliers avaient introduit, non seulement dans le temps du carnaval, mais pendant toute l’année. Ils défendirent les jeux de hasard, firent brûler jusqu’aux moules des cartes et abolirent le métier de marchand cartier… »17.
Par un abus fréquent à cette époque, en effet, les jeunes gens, et particulièrement les écoliers, marchaient en tout temps le visage masqué, ce qui favorisait les voies de fait et causait l’impunité des crimes.
F. Thomas s’était donc intéressé tout spécialement aux étudiants toulousains afin de les convertir à une vie plus régulière. Son passage, en quittant Toulouse, à Cahors, à Villefranche-de-Rouergue, à Bordeaux, ne lui avait pas fait oublier ses fils languedociens. Et lorsqu’il fut obligé de prendre sa retraite dans la forêt de La Teste, « accusé de séduire le peuple et d’apporter le schisme…, réfugié dans ce coin de terre déserte…, caché dans des cavernes retirées en compagnie des bêtes…, sur ce peu de sable qu’on lui disputait même », sa pensée alla à ses chers écoliers. Mieux que cela, sa plume traduisit sa science théologique et mystique, sa connaissance des auteurs sacrés, des œuvres de l’apôtre saint Paul, et aussi celle des auteurs profanes, tels que Cicéron et Aristote, si étudié à son époque par les érudits ecclésiastiques.
Et le F. Thomas, cédant à « l’attachement » que lui ont « inspiré » les écoliers toulousains, leur adresse cette magnifique épître, où se révèle un grand cœur et un esprit averti tant des faiblesses que des ressources du cœur humain. Il se montre ainsi un guide excellent des âmes. Son insistance à faire ressortir les précieuses forces spirituelles de la nature humaine, à encourager l’âme à se vaincre ou à progresser dans la voie du bien, ses apostrophes énergiques lancées au démon de la luxure, sa charmante description du naufrage et de la manœuvre de l’esquif sur les flots agités du monde, son amour de la solitude, et enfin ses fortes plaintes contre ses persécuteurs, tout cela forme une œuvre variée et puissante que nous sommes heureux d’avoir pu mettre au jour et de faire connaître18.
Malgré sa longueur, nous avons pensé devoir la reproduire presque en entier, à cause de sa valeur littéraire et mystique, de son caractère inédit et de son intérêt local.
LETTRE DU FRÈRE THOMAS ILLYRICUS
Lettre du Frère Thomas Illyricus, de l’Ordre des Mineurs et porte-parole du Verbe divin19, à tous les étudiants de l’Université de Toulouse.
Frère Thomas, ermite, aux étudiants toulousains.
Après l’épreuve, le calme.
Ne vous étonnez pas si j’ai tant différé ma lettre et mes exhortations. J’ai été accablé longtemps par de grands sujets de tristesse. Et tant qu’il n’a pas retrouvé son calme, l’esprit humain se laisse emporter de côté et d’autres; car l’âme est ainsi liée au corps qu’elle est le reflet des états corporels.
Il demande l’indulgence.
Cependant l’attachement que vous m’avez inspiré a eu raison des mouvements de mon âme. C’est ainsi que, fort de votre affection, j’ai pris la résolution de vous écrire des paroles salutaires. Quoiqu’il soit peut-être superflu de vous parler en ces termes, puisque beaucoup d’entre vous doivent me dépasser en savoir, toutefois, ce n’est pas nuire à des hommes sages et érudits que d’attirer leur attention sur les soins qu’ils doivent prendre de leur âme.
Écoutez-moi donc.
Plan du sujet.
Toutes les fois que je dois parler des principes qui réglementent l’existence et de l’exercice d’une vie sainte, j’ai coutume de faire connaître d’abord les forces de la nature humaine, son essence, et de montrer les résultats qu’elle peut atteindre. De là j’incite l’esprit de celui qui m’écoute à la contemplation des vertus.
Les forces de la nature humaine.
Ce n’est pas faire œuvre inutile que de diriger un homme vers ce qu’il a cru peut-être inaccessible. Jamais en effet nous n’avons la force d’accéder au chemin de la vertu, si l’espérance ne se fait notre compagne et notre guide.
Le côté de notre nature qui s’est avéré le meilleur doit être l’objet de notre étude, et c’est là le moyen de perfectionner notre vie. Car l’âme est d’autant plus tiède et plus indifférente à l’égard de la vertu qu’elle doute plus de ses propres forces, et tant qu’elle ignore les possibilités qui sont en elle, elle ne croit pas les posséder. Voilà ce qu’il faut apprendre aux hommes et voilà ce qu’il faut songer à utiliser.
On doit insister sur ce que notre nature renferme de bon, et lorsque l’acheminement vers le bien est reconnu possible, rien ne doit empêcher d’y parvenir.
Les premières bases de la sainteté et de la spiritualité sont donc ainsi établies pour permettre à l’homme de prendre conscience des forces qu’il pourra désormais utiliser dans le bien, dès qu’il aura appris à les connaître. Voilà le meilleur stimulant de l’âme ; l’homme est instruit que ce qu’il désire est possible. C’est aussi le moyen le meilleur et le plus efficace d’exhorter des soldats que de les rendre conscients de leur propre valeur.
La création de l’homme.
C’est pourquoi vous devez en premier lieu mesurer, d’après son Créateur, le bien que renferme la nature humaine, c’est dire d’après Dieu qui, la foi nous l’apprend, a fait du monde et de tout ce que renferme le monde, une œuvre belle, très belle même.
Ainsi donc, quelle supériorité a-t-Il conféré à l’homme, à votre avis, en le créant, puisque — on le comprend bien — Il a fait toutes choses à cause de lui ? C’est cet homme auquel II montra, au moment où il se disposait à le modeler à son image et à sa ressemblance, comment II allait le créer. Il mit tous les animaux sous sa domination et II l’établit maître sur eux tous, alors que, soit par leur masse, soit par leurs forces énormes, soit par leurs dents redoutables, Il les avait créés plus forts que lui. Ainsi affirma-t-Il la supériorité de l’homme sur ses autres œuvres. Dieu a peut-être voulu que l’homme, en s’étonnant que des animaux plus forts que lui lui fussent soumis, prît conscience de sa dignité.
Et II ne l’a pas laissé nu et sans secours ; Il ne l’a pas exposé aux dangers de toute sorte comme un être privé de défense. Mais celui qu’il avait créé démuni extérieurement, Il l’arma mieux dans son âme, par la raison et par la sagesse, afin que, seul, grâce à son intelligence et à la vigueur de son esprit (c’est par là qu’il l’emporte sur les autres êtres vivants), il pût connaître son Créateur et de là le servir. De là aussi, sa suprématie sur les autres créatures. Souverain maître de la justice, Dieu a voulu que l’homme ait son libre arbitre, au lieu d’obéir à la contrainte. C’est pourquoi II l’a fait responsable. Il a établi devant lui la vie et la mort, le bien et le mal ; ce que l’homme aura choisi lui sera donné. Voilà bien faiblement dépeint le bonheur de notre nature.
Apprenons à connaître la volonté de Dieu.
Maintenant je vais entreprendre de vous exposer ce que vous devez faire, pour parvenir à plaire à Dieu, Qui a daigné vous accorder si largement de semblables dispositions.
Votre premier soin, votre premier effort doit être de vous attacher à connaître la volonté du Seigneur, à rechercher avec zèle ce qui peut Lui plaire ou lui déplaire.
Comme le dit l’Apôtre : « Vous rendez à Dieu un culte raisonnable »20 et le cours entier de votre vie peut être réglé d’après Ses décisions. Il lui est impossible d’ignorer celui qui fait ce qui Lui plaît. Il peut même arriver que Dieu manifeste sa volonté à celui qui Lui rend hommage et qui n’a pas appris auparavant comment il devait le faire. S’il est plus important de faire la volonté du Seigneur que de la connaître, de même faut-il essayer de la connaître avant de l’accomplir.
À bon droit ce dernier ordre de choses l’emporte sur le précédent, ce qui fait dire à l’Apôtre :
« Ne soyez donc pas indiscrets, mais sachez discerner quelle est la volonté du Seigneur. »21
Le commencement de la soumission réside dans la volonté de savoir ce qui est recommandé. C’est déjà se soumettre que d’apprendre ce que l’on aura à faire.
Ainsi apprenez que dans les Écritures Saintes (où l’on peut aisément saisir la volonté divine dans sa plénitude), certains actes sont interdits, certains autres prescrits ; d’autres tolérés, et quelques-uns vivement conseillés. Les Écritures interdisent les mauvaises actions, prescrivent les bonnes, tolèrent les actes indifférents et conseillent vivement la perfection. Si vous voulez accéder à la vie, conservez ce que je vous écris.
La luxure.
Parmi d’autres luttes, vous aurez à lutter pour votre chasteté ; sur ce point la bataille est continuelle et rare la victoire. Cet adversaire qu’est pour vous la luxure, vous devez l’écraser.
Considérez, je vous prie, l’effet pernicieux de la luxure. Dans toutes les Écritures, il est mis en lumière. Oh ! qu’il est âpre le fruit de la luxure, plus amer que le fiel, plus cruel que le glaive. De la vierge, elle fait un être corrompu par Satan, du temple du Seigneur un lieu d’immondices, de la demeure de l’Esprit Saint, l’habitation du démon.
Hélas ! malheureux, hélas ! dis-je, malheureux ceux qui ont perdu tant de biens par le divertissement si infime, si bref, si immonde de la volupté. Ils ont abandonné tout espoir dans le Seigneur, ils ont souillé leur corps, ils ont fait de ce corps un corps bon pour la débauche…
Tu corromps les dons de l’esprit, tu énerves les forces du corps, tu hâtes la mort, l’âme, ô douleur ! tu l’anéantis. O la honte horrible de la chute dans la luxure, meurtrière et cruelle aux humains ! Si la chasteté conserve la santé du corps, toi, la pire des bêtes féroces, tu la ruines.
Qui donc pourrait nombrer la foule de ceux que tu as affaiblis dans leur corps et conduits au trépas, affligés de maladies de toutes sortes. C’est pourquoi beaucoup de païens se sont obligés pendant leur existence entière à éviter tous les excès afin de prolonger leur vie.
O exécrable luxure ! puisque, par ta faute, tous les biens de l’âme, puissance, intelligence, volonté, mémoire, joies, réputation, crédit et liberté sont êtes aux hommes. On dit que c’est le péché de luxure qui réjouit le plus le démon, parce qu’il est difficile de remonter la pente. Il n’est aucun forfait, aucun crime abominable auquel le désir des plaisirs de Vénus ne pousse. O feu infernal de la luxure ! Ses appétits sont grossiers, son éclat est orgueilleux, sa pratique pernicieuse, passagère et brûlante; son fumet est l’infamie, et son terme l’enfer.
Prenez donc en considération ce que je vous écris, mes fils, Si vous voulez la richesse des vertus, fuyez la luxure comme un poison mortel. Je vous en conjure, comme si vous étiez mes fils très chers, et je vous mets en garde avec l’affection d’un père.
La fuite du monde.
Comme si vous aviez abandonné Sodome et que vous fuyiez vers la montagne, ne regardez pas en arrière. Courez sur la route des vertus afin de les conquérir. Fuyez le monde et tout ce qui appartient au monde. Le monde passe et aussi le désir que l’on en a. Le monde est instable, inquiet, mouvant ; il n’a en lui rien de sûr; il promet la santé et ce sont les maladies ; il promet la vie et c’est la mort ; il promet la richesse, et la misère s’avance avec la pauvreté ; il promet une situation solide, la gloire, la renommée, les honneurs, et il procure les malheurs correspondants ; ne vous attachez donc pas à lui si vous ne voulez pas être plongé dans le gouffre profond de l’Enfer !
Craignez les naufrages.
Et je vous avertis en nautonier expérimenté, dont le navire est loin d’être sans avarie, et la cargaison saine et sauve, puisque jadis un naufrage m’a jeté sur le rivage. Navigateur, je le déclare à voix tremblante : dans le bouillonnement des flots de la luxure. Carybde engloutit votre salut. Sa bouche virginale22 consomme le naufrage de votre pudeur. Le désir souriant caresse Scylla. Voilà le rivage redoutable, voilà le pirate diabolique qui porte des chaînes pour emprisonner ses alliés. Ne croyez pas être, bien plus, ne soyez pas en sécurité. Bien que la mer se ride à la manière imprécise d’une eau stagnante; bien que, sous le souffle du vent, sa surface s’émeuve à peine, cette plaine renferme de hautes montagnes; en elle est le danger, en elle l’ennemi.
Préparez donc les cordages, hissez les voiles. Fixez la croix sur vos fronts pour qu’elle soit votre vergue. Cette tranquillité, c’est la tempête.
Première chapelle de Notre-Dame d’Arcachon
Dessin de l’auteur d’après J.P. Alaux
Pratiquez le renoncement.
Mortifiez votre corps, qui appartient à la terre; dépouillez fornications, vilenies, concupiscences coupables, désirs immodérés, avidité, médisance et colère, qui vous rendent les esclaves des idoles et qui attirent contre Ses enfants infidèles le ressentiment de Dieu.
Triste monde ! ne vous y attachez point, en résumé, si vous désirez monter plus promptement vers les régions célestes. C’est être ennemi de Dieu, en effet (une page des Écritures en fait foi) que d’être attaché au siècle présent. Quiconque aura joui du monde périra par lui. Prenez garde à ne pas périr; servez Dieu de tout votre cœur, pour Lequel servir, c’est régner.
L’amour des biens terrestres.
Mais, hélas ! que dis-je ? Où en suis-je arrivé ? Pourquoi me plaindre ? Pourquoi pleurer ? Pourquoi gémir ? O bornes de l’esprit humain ! O pauvre cœur aveugle ! O malheureux et plus misérables de jour en jour, nous qui nous réjouissons au nom du Christ, et nions ses œuvres, qui brûlons d’ardeur pour les biens terrestres et demeurons insensibles à ceux du ciel, et qui, découvrant le charme le plus vif aux choses périssables et fragiles, restons engourdis à l’appel des plus précieuses.
On rougit en considérant la ferveur des hommes à l’égard du siècle, et avec quel soin, quelle peine, quels efforts ils luttent pour atteindre la perfection dans les questions qui préoccupent les hommes. L’amour des jouissances est insatiable. Le désir des richesses ne saurait être assouvi. Il réclame sans cesse le terme rapide d’une chose qui n’existe point encore…
L’homme se décourage et accuse Dieu.
L’un d’entre vous dira peut-être : « C’est dur ! C’est difficile ! Ce à quoi tu nous exhortes, nous ne pouvons le faire. Nous sommes des hommes, nous sommes faits de chair fragile. » O folie aveugle ! O témérité profane ! « Tout arbre qui ne porte pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu »23. Et ces paroles, de qui sont-elles ? Pensez-y bien. N’est-ce pas de Celui qui a racheté le monde? « Mon joug est doux et mon fardeau est léger » (24). Que répondre à cela ? Doublement ignorants, nous incriminons la science de Dieu ! « Il semble ignorer la nature de ce qu’il a créé, méconnaître ce qu’il a ordonné », disons-nous (comme s’il oubliait la fragilité humaine dont II est l’auteur). Et nous ajoutons : « La mission qu’il a imposée à l’homme, il ne pourrait lui-même en supporter le poids ». Par une impiété déplorable, nous taxons aussi bien le juste d’iniquité que l’homme pieux de cruauté. Et, pour commencer, nous nous lamentons d’avoir entrepris quelque chose d’impossible à réaliser.
Et quel sacrilège n’est-ce pas, non seulement de parler ainsi de Dieu, mais encore d’avoir de semblables pensées ? Pourquoi tergiverser inutilement et objecter à celui qui nous a formés le premier la fragilité de notre nature ? Personne ne connaît mieux la nature de nos forces que Celui qui nous les a données, et nul ne sait mieux nos possibilités que Celui qui nous les a fournies. Nous sauvegarderons donc la mission qu’il nous a confiée, nous chercherons à posséder toutes les vertus, et surtout la charité, sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu…
Recherchons les vertus, et spécialement la chasteté.
Que jamais aussi les Livres Sacrés ne tombent de vos mains. Aimez la science des Écritures et non les vices de la chair. Tout ce qui nous rapproche de la sainteté et de la perfection, tout ce qui nous rend aimables aux yeux de Dieu et peut nous mériter le ciel, cela, cherchons-le toujours, embrassons-le toujours avec joie. Souvenez-vous des conseils que je vous ai donnés ; un jour très prochain, ils vous seront utiles. Je vais d’ailleurs en ajouter quelques autres-La science de la sagesse.
Le sage, au XIXe de ses proverbes, vous dit clairement l’utilité de cette science : « Où n’est pas la science de l’âme, il n’y a point de bien. »25. Si mon pied déjà était dans la tombe, j’aurais encore le désir d’ajouter à mes connaissances. Car les bienfaits de la Science sont innombrables. C’est la Science qui nous rend semblables à Dieu. Ce sont notre savoir et notre intelligence — Aristote en témoigne — qui nous relient à Dieu, bien que les substances divine et humaine demeurent distinctes. Cicéron le dit aussi dans son livre sur la nature de Dieu. Il n’y a rien qui nous fasse mieux participer de l’Immortalité Divine que la Science. Armons-nous d’humilité toutes les fois que nous désirons ajouter à nos connaissances. Ne dédaignons pas d’être instruits par un humble ami, si l’occasion s’en présente. Dieu est dur pour les orgueilleux, mais il donne ses grâces aux humbles. Croyons en nos maîtres qui nous enseignent la saine doctrine. Vénérons-les comme s’ils étaient nos pères. Allons avec persévérance de vertu en vertu…
Seconde chapelle de Notre-Dame d’Arcachon (1624-1722).
Dessin de l’auteur, d’après J.-P. Alaux
L’amour de la solitude.
Dans la solitude, au milieu des animaux, ma vie s’écoule sous la loi du Seigneur : jour et nuit, je médite. J’écris des livres et je ressens les tourments de ce labeur immense. Mais je suis assez consolé en espérant la lumière après ces ténèbres. « Qui donc, s’enquiert l’Apôtre, plante une vigne et n’en mange point du fruit ? » (26). Oh ! puissé-je voir beaucoup d’apôtres de la solitude et devenir un second Jérôme27, qui, parcourant les retraites du désert, visita les solitaires attachés sept années au même point de la terre, et endura, comme s’il avait l’aide des anges, la fatigue ininterrompue de la route, les incommodités pressantes de la vie, et mille autres calamités. De la vie de ces sages et de leurs mœurs étonnantes qu’il avait lui-même étudiées soigneusement, il composa un traité. Ce que je serais bien empêché de faire, puisque je trouve les retraites de ce désert privées de ceux qui pourraient les honorer et envahies par les bois. O condition infortunée du siècle où nous sommes !
Accomplissons du moins notre mission. Je vous rapporterai la parole de saint Paul : « Chacun de nous recevra sa récompense particulière selon son travail »28. Mais peut-être que, frappé de la nouveauté de ce point de vue, l’un de vous me dira : « Frère Thomas, pourquoi t’es-tu donc consacré à la solitude ? Pourquoi ces bois retirés te plaisent-ils ? »
Je lui réponds : « Une ville est pour moi une prison, la solitude un paradis. Je trouve d’ailleurs tant de difficultés partout où je suis qu’en face de ce lieu inhospitalier lui-même je suis contraint de crier bien haut par écrit et en public. »
Victime des persécutions.
Quels sont donc ces hommes ? Quelle patrie assez barbare a-t-elle bien pu autoriser une semblable manière de faire ? On nous dispute l’hospitalité d’un peu de sable. On fait naître la guerre. Pourquoi incriminer un homme seul, sans alliés ? Si le ruisseau est un simple filet d’eau, ce n’est pas la faute de son lit, mais celle de sa source. Qu’il se saisisse de nous, celui qui le peut. Pourquoi déchirer, en effet, ceux qui ne méritent pas de haine ? Si je déraisonne, en quoi cela peut-il bien te toucher ? Il est dit : « Demeure en paix. » Tu ne peux tout à fait craindre un homme d’Illyrie qui se cache dans des cavernes retirées, en compagnie des bêtes. Je tends mes filets autour des villes, diras-tu, je séduis le peuple, j’apporte le schisme. Mais jamais je n’ai fait cela et jamais je ne le ferai, que crains-tu donc ?
Je sais ce que tu veux, que je m’en aille. Je m’en vais tout de suite. Comment ? Même ainsi tu me poursuis ? Pourquoi me réprouver ? Pourquoi t’inquiéter ? Pourquoi me chasser ? Il est plus salutaire d’habiter au milieu des bêtes fauves que d’avoir son gîte parmi de semblables chrétiens. Hélas ! À peine m’a-t-on concédé un coin de terre déserte. C’en est assez cependant pour que je sois joyeux. C’est pour moi la terre du Seigneur et sa plénitude. Qu’ils montent seuls au ciel ceux pour lesquels le Christ est mort crucifié. Qu’ils L’obtiennent, qu’ils Le possèdent, qu’ils En soient glorifiés ! Loin de moi toute pensée de gloire qui ne repose pas sur la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui a été l’instrument de son supplice et qui est pour moi le moyen de la purification.
Cela je vous l’écris, non pour vous troubler, mais comme je l’écrirais à des fils très chers pour leur donner des avis. Soyez véritablement les émules du Christ. Je vous salue. Et vous, en mon nom, saluez tous nos amis. Souvenez-vous de moi dans vos prières, comme je me souviens de vous dans les miennes.
Portez-vous bien.
De l’ermitage de La Teste-de-Buch, le 26 août 1519.
NOTES
1. F. Lucas Wadding, Scriptores Ordinis Minorum…, Romae, 1650, p. 325 et suiv. ; — F. Jo. Hyacinthi Sbaralea, Supplementum ad Scriptores trium ordinum S. Francisci…, Romae, 1806, p. 221, 677-678 ; — Pierre Frizon, Vie d’Henri Sponde, évêque de Pamiers (où il est question de Thomas lllyricus). Cette vie se trouve ajoutée en supplément au début de la continuation des Annales de Baronius, tantôt dans un exemplaire, tantôt dans un autre, soit dans Annalium… Baronii Conlinuatio ab anno MCXCVII (1597)… ; Lutetiae MDCXLI (1641) (exemplaire de la Bibliothèque Nationale), soit dans Annalium… Baronii… Continuatio… ad anni finem 1646, Lugduni, 1678(exemplaire de la Bibliothèque municipale de Bordeaux); — R. P. Delpeuch, Histoire de N.-D. d’Arcachon et du B. Thomas Ulyricus son fondateur, 1872.
2. Nomenclature et description sommaire des œuvres de F. Thomas Ulyricus, O. F. M., in Archivum franciscanum historicum, ann. XVIII, fasc. III (1925) ; — Une enquête en vue de la béatification de F. Thomas Ulyricus, O. F. M. en 1612 (aux Archives du Palais de Monaco, D. I., 551) ; in Arch. francise. hist, ann. XXIV, fasc. IV (1931) ; — Un réformateur catholique : Thomas Illyricus, frère mineur de l’Observance, extrait des Etudes franciscaines, 1935.
3. G. Gelcich, Fra Tommeso Illirico detto da Osimo appunti biografico critici, Spalato, 1903.
Une autre Vrana se rencontre dans l’île de Cherso, au sud de Fiume, également au bord d’un petit lac, mais en Istrie, sur les bords de l’Adriatique.
4. Prédicateur italien de l’Ordre des Dominicains, brûlé à Florence pour cause d’hérésie (1452-1498)
5. Cassandre, fille de Priam et d’Hécube, prophétesse.
6. Ce couvent des franciscains de la Grande Observance, ou Cordeliers, avait été fondé et institué en 1247 aux frais et diligence de Pierre II de Bordeaux, captal de Buch (Delurbe,Chron. Bourd., f° 16, v°). Ses bâtiments occupaient un vaste espace entre les rues Leyteire et des Menuts.
7. L’église Saint-Sernin de Toulouse abritait avant la Révolution un grand nombre de reliques et se vantait d’avoir 26 corps saints, dans le nombre desquels il y avait 7 apôtres : Jacques, Philippe, Barthélémy, Simon, Jude et Barnabe. (R. de Hesseln, Dict. universel de la France, VI, 356.)
8. Saint Martial, disciple de saint Pierre, fut l’apôtre de l’Aquitaine et le fondateur de l’église de Bordeaux.
9. « En cette année (1570), les Huguenots, soubs la conduite d’un capitaine nommé Romégous, qui, de chevalier de Malte, s’estoit rendu Huguenot, s’approchèrent de Bourdeaux jusques au lieu du bourg de Lormont, et mirent le feu en l’église dudit bourg : tellement qu’on en voyoit la flamme de Bourdeaux avant. » (J. de Gaufreteau, Chronique Bordelaise, éd. 1877, I, 153.)
10. Malgré les très complaisantes et érudites recherches de M. Fernand Aubert, spécialiste de de Bèze, bibliothécaire de l’Université de Genève, il n’a pas été possible d’identifier ce passage.
11. Pour quel motif F. Thomas gagna-t-il ainsi cette retraite ? Le document que nous publions plus loin prouve qu’il fut en butte à la persécution, et accusé d’avoir voulu séduire le peuple et d’apporter le schisme » et qu’on lui « concéda un coin de terre déserte ». Comment expliquer cette disgrâce après ses splendides succès oratoires ?
12. Inutile de dire que cette explication est purementfantaisiste.
13. Vieux terme de mer : vagues qui se brisent contre un obstacle. Ce mot devrait être écrit fraint. (Littré, Dict. de la langue française, v° Frein.). Du latin frangere = briser.
14. Afférer ou afferir veut dire : aller à. (Dict. langue française, de Littré, v° Afférent.)
15. Renseignements fort obligeamment fournis par Melle Arduin, bibliothécaire en chef de l’Université de Toulouse, qui a bien voulu faire établir pour nous une copie de la lettre du 26 août 1519. Nous lui en exprimons toute notre gratitude.
16. Voy. Henri Ramet, Histoire de Toulouse, s. d., p. 283, 405 à 407 ; — Du Mêge, Histoire des institutions… de la ville de Toulouse, 1844-1846, in-8°, t. I, p. 99 à 102.
17. Jean Raynal, Histoire de Toulouse, 1759, in-4°, p. 187-188.
18. Nous devons la traduction en français de l’épître latine à la très précieuse et très complaisante érudition de Mlle Arnold, licenciée es lettres.
19. Ce titre Verbi Dei Preco, équivalent de missionnaire apostolique, se trouve en tête de tous les écrits de F. Thomas. (Voy. P. Delpeuch, op. cit., p. 37.)
20. Épître aux Romains, XII, 1.
21. Épître aux Éphésiens, V, 17.
22. D’après la légende, Carybde, fille de Poséidon et de Gea, avait attiré la colère d’Héraclès en lui enlevant quelques-uns des bœufs qu’il avait pris à Geryon : elle fut frappée de la foudre par Zeus et reléguée dans un gouffre marin.
Scylla était fille de Phorkys ; elle fut victime de la jalousie divine et transformée en monstre marin.
23. Saint Matthieu, III, 10
24. Saint Matthieu, XI, 30.
(25) Proverbes, XIX, 2
26. I, Épître aux Corinthiens, IX, 7.
27. F. Thomas, dans ses écrits, appelle plusieurs fois saint Jérôme son compatriote, tous deux étant, en effet, originaires de la Dalmatie.
28. I, Épître aux Corinthiens, III, 8.