Exécution capitale du seigneur d’Arès
M. François de Belcier n’était plus qu’un vieil homme de 62 ans, perclus, dévoré de goutte et d’ulcères, affligé d’une hernie énorme qui l’empêchait à peu près de marcher. Ci-devant seigneur d’Ares, mais encore de Baron-Crain, Gensac, Cursan, Salles-de-Castillon et autres lieux, il était immensément riche. Ses terres s’étendaient sur des milliers de journaux, aussi bien dans les riches vignobles d’Entre-deux-Mers que dans les landes d’Andernos et sur Carsac et Villefranche en Périgord. Quand ses deux fils, le vicomte Louis-François et le chevalier Léon-Annet avaient émigré à la suite du comte d’Artois, il avait affermé Arès à un sieur Duprada, bourgeois de Bordeaux, et toutes ses vignes et châteaux à ses « agents d’affaires », les citoyens régisseurs Lafargue, Pradeau et Fourreau dit I’ « Éveillé ». Il s’était retiré dans une belle maison de Bordeaux, au n° 8 de la place Rohan rebaptisée depuis peu « Guillaume Tell », où les meilleurs officiers de santé soignaient ses maladies. De nombreux certificats en faisaient foi, le dernier en date du 9 brumaire an II (30 octobre 1793) du citoyen Doumeing qui… certifiait “que le citoyen Belcier a eu une maladie maligne très grave pour le traitement de laquelle les médecins Lamothe et Drubruct et moi convînmes d’appliquer des vésicatoires… Je l’ai vu vers la fin de janvier attaqué d’une maladie apoplectique… En février, je l’ai soigné d’un ulcère qui fit craindre à Lamothe et à moi la gangrène…”
François de Belcier, vieilli par ses maux, montrait beaucoup de civisme. La Section Guillaume Tell du Comité révolutionnaire de Bordeaux venait de lui délivrer le meilleur des certificats “… le citoyen Belcier a passé au scrutin épuratoire et il a été reconnu pour vrai sans-culotte et bon républicain le 6 frimaire an II… (26 novembre 1793)”. De son côté, le capitaine Cazenave, commandant la 3e compagnie du 6e bataillon de la Garde nationale, légion du Centre, “… certifiait que le citoyen Belcier, infirme, est venu se faire enregistrer depuis longtemps sur le rôle de la compagnie des vétérans…” Voilà donc un vieillard inscrit à la Garde et l’aidant sans aucun doute de ses deniers. Un bon contribuable aussi qui pouvait produire tous les reçus des percepteurs dans les communes de ses propriétés…
Plus de deux ans venaient de s’écouler sans autre souci que celui d’une santé bien compromise. Que risquait-il ? N’avait-il pas donné autour de ses châteaux les preuves les plus évidentes de son dévouement à la République ? N’avait-il pas remis aux maires toutes ses chartes féodales pour qu’on les brûlât sur la place publique ? N’avait-il pas réservé aux municipalités tout son blé au prix du maximum ? N’avait-il pas été élu notable à Salles-de-Castillon ? Autant de preuves d’un civisme sans défaut.
DES DÉNONCIATIONS
C’était compter sans la Terreur et les comités révolutionnaires à l’affût des suspects parmi lesquels, au tout premier rang, les pères d’émigrés. Une première dénonciation avait lieu en Périgord, à Villefranche, district de Montpon. Sans apporter aucune preuve, on accusait le « ci-devant Belcier » “… d’avoir fait enfouir beaucoup d’argenterie et autres objets précieux au détriment du séquestre de ses biens…” Le comité de Castillon était invité à perquisitionner dans les métairies du dit Belcier pour vérifier “… s’il n’y avait pas été commis d’autres détournements…” Après de vaines recherches, il informait le comité révolutionnaire de Bordeaux “… qu’il n’avait trouvé que des effets de peu de conséquence, mais qu’un batelier avait déclaré avoir porté, voici peu, 29 tonneaux de vin et les avait débarqués quai de la Porte-Salinière à Bordeaux et remis à un domestique du dit Belcier…” Rien de répréhensible après enquête : il était établi, le 24 nivôse an II (13 janvier 1794) que le vin était destiné aux armées et vendu au prix du maximum.
Mais le 26, c’était le comité de Libourne qui prenait le relais “… il existe un homme plus que suspect, c’est Belcier, ci-devant seigneur, dont les deux enfants sont émigrés. On nous a rapporté qu’il réside à Bordeaux … il nous a été dit qu’on avait trouvé chez lui beaucoup d’argenterie enfouie…” Voilà toutes les preuves : “on nous a rapporté…”, “il nous a été dit…”. Le comité de Bordeaux réputé impitoyable les jugeait insignifiantes contre un homme muni de son propre certificat de civisme. C’était alors le commissaire Sutton, président du comité d’Andernos, qui, le 12 pluviôse (31 janvier), intervenait brutalement “… Belcier, ci-devant seigneur d’Arès, père de deux émigrés, doit être arrêté conformément à la loi…”, « la loi des suspects ». Libourne revenait à la charge le 17 ventôse (7 mars 1794) “… Braves républicains du Bec d’Ambez, il est de l’intérêt public que les ennemis de la patrie soient arrêtés et punis. Les agents de Belcier sont en arrestation ici, tandis que Belcier lui-même se promène dans Bordeaux… Hâtez-vous donc de le faire arrêter ! Salut et fraternité.”
Le moment était propice : les décrets de ventôse prononçaient la confiscation des biens des suspects qui seraient distribués aux patriotes indigents. Le 20 ventôse (10 mars), le vieil homme perclus était traîné à la prison du palais Brutus, anciennement de l’Ombrière. Il y subissait un premier interrogatoire le 24 par devant le citoyen Coste jeune, président la commission des trois juges d’instruction du tribunal révolutionnaire de Bordeaux. Les questions se succédaient, précises, difficiles, insidieuses. Le prévenu qu’on avait dû faire asseoir répondait calmement. Il déclinait son état civil. Il avait deux fils qu’il n’avait pas vus depuis longtemps et dont il ignorait la résidence. Comment aurait-il pu les empêcher de partir ? Et correspondre avec eux ? Bien sûr, il connaissait ses intendants, mais ils n’étaient pas venus à Bordeaux depuis des mois et lui ne pouvait se déplacer. Si la populace avait pillé ses châteaux, comment pouvait-on le rendre responsable des vols commis en son absence ? Il avait remis dans les délais prescrits tous ses titres féodaux. Il avait sa carte de civisme après certificat épuratoire… et lecture faite de l’interrogatoire, il l’avait dit contenir vérité et l’avait signé au bas de chaque page et à la fin.
NOUVEAUX CERTIFICATS DE CIVISME
Le prisonnier avait confiance. Il pensait qu’on allait le libérer. On le reconduisit dans sa prison où il souffrait cruellement, excitant la pitié autour de lui. Pendant plus d’un mois, les enquêtes se succédaient pour contrôler un interrogatoire trop favorable à l’accusé. Le citoyen juge Coste s’adressait d’abord à Salles-de-Castillon d’où le maire Pradeau répondait le 10 germinal, an II (30 mars 1794) “… Belcier-Crain s’est toujours comporté en bon et loyal citoyen. Il a secouru les pauvres nécessiteux, il a fait des dons à nos frères d’armes… il a répondu à la confiance de notre commune dans sa place de notable où il fut appelé par la voix publique… il a donné dans toutes les occasions des preuves non équivoques de son patriotisme par son entière soumission aux lois…”
Avaient signé avec le maire, l’agent national Lateyron — c’était important — le commandant de la Garde Penaud et tous les officiers municipaux.
Nouvelle enquête à Baron où le maire Barbé et le procureur Nadau certifiaient “… le citoyen Belcier possède un bien où il passait quelques jours pendant lesquels il n’a rien fait contre la loi… il a réservé son blé à la commune alors qu’il pouvait le vendre à grand prix. Il l’a livré à toutes les réquisitions au maximum … Nous n’avons aucun reproche à lui faire. Nous n’avons pas su qu’il ait quitté Bordeaux depuis trente mois…”. Suivaient sept signatures du conseil général de Baron.
Restait à vérifier ce trop élogieux certificat de civisme que le juge soupçonnait d’être dû à la complaisance ou d’avoir été acheté à prix d’or : la vénalité régnait en effet à Bordeaux autour du représentant Tallien et de sa jolie maîtresse, marquise de Fontenay. La section Guillaume Tell, du comité révolutionnaire, à l’unanimité de ses douze membres, affirmait : “… le citoyen Belcier-Crain s’est toujours comporté en bon et loyal citoyen… Il a obtenu comme les autres très bons républicains sa carte de civisme après n’avoir cessé de donner des preuves de son amour de la patrie, soit par son respect inviolable de la loi, de la liberté et l’égalité, soit par son zèle constant pour la chose publique. .. Bordeaux, le 13 germinal, an II (2 avril 1794)”.
Si les seuls président et secrétaire avaient paraphé le certificat du 6 frimaire, cette fois, les douze membres du comité signaient tous. Certains en rajoutaient : le président Collignan se qualifiait de voisin, indiquant par là sa parfaite connaissance de l’intéressé ; le secrétaire Pellerin notait : “ayant passé deux fois chez le dit Belcier pour des collectes, il y a toujours souscrit…” Enfin, parmi les signataires figurait Coste aîné, propre frère du juge d’instruction. Que de témoignages favorables ! Ils n’empêchaient pas de maintenir en prison un aussi bon patriote de plus en plus malade, pris en pitié par ses geôliers qui, à plusieurs reprises, devaient faire appel aux citoyens Lalanne et Ronjan, médecins des prisons, qui attestaient “… avoir visité le citoyen Belcier, ci-devant noble et lui avoir trouvé un engorgement considérable des bourses par la présence des intestins et quantité de sérosité, non réductible… souffrant de douleurs… éprouvant une grande faiblesse qui l’empêche de se tenir longtemps debout…”.
À la date de ce certificat, le 26 germinal, An II (15 avril 1794), le vieux prisonnier faisait remettre aux trois juges qui instruisaient son procès un long mémoire où “… il exposait que les preuves de civisme qu’il apportait et joignait à la présente pétition le mettaient dans le cas de réclamer un élargissement que sollicitaient encore les infirmités dont il souffrait…”.
C’était bien rédigé, dans un style clair et concis. Le vieil homme physiquement ruiné conservait sa lucidité d’esprit. Le gros dossier solidement charpenté fut-il ouvert par les juges du verdict ? On en peut douter, puisque, d’après le terrible décret du 27 mars 1793, le ci-devant Belcier prenait place parmi les aristocrates ennemis de la Révolution et se trouvait en conséquence mis hors la loi, c’est-à-dire privé de débats, de toute audition de témoins, de toute plaidoirie d’avocat. Il suffisait de constater son identité pour lecondamner.
EXÉCUTION SUR LA PLACE NATIONALE
Germinal s’achevait, Floréal passait sans aucun signe de clémence. Le vieil homme souffrait cruellement de ses infirmités auxquelles les médecins n’apportaient aucun soulagement puisqu’ils les avaient déclarées incurables. Prairial survenait en pleine dictature de Robespierre pour qui la Terreur n’était “… que justice prompte, sévère, inflexible et donc émanation de la vertu…” La récente loi du 22 prairial (10 juin 1794) ne visait plus, selon Couthon à punir, mais à anéantir… Il convenait donc que l’accusateur public de Bordeaux se montrât aussi impitoyable que l’était à Paris, un Fouquier-Thinville qui souhaitait “… voir tomber les têtes comme des ardoises par un temps d’orage…”. C’était en ces temps terribles où redoublait la Terreur que le 4 messidor an II (22 juin 1794), François de Belcier était appelé devant ses juges : le président Lacombe, assisté des citoyens Marguerié, Barreau, Lacroix et Albert. L’audience durait quelques minutes “pour un cru ci-devant noble seigneur d’Ares, âgé de 62 ans, natif de Baron, demeurant à Bordeaux, père de deux émigrés, dénoncé par le comité de surveillance de Libourne et convaincu d’aristocratie et de dilapidation de biens séquestrés…”. Les notes du président saisissantes de laconisme et de mauvaise foi étaient reprises dans le jugement :
“… le tribunal convaincu que Belcier a fait dilapider ses biens séquestrés et a enfoui l’argenterie pour la soustraire à la vigilance des sans-culottes.
… Convaincu qu’il s’est montré l’ennemi dangereux de la Liberté et qu’il a engagé lui-même ses fils à émigrer,
Convaincu sous tous ces rapports que Belcier doit être rangé dans la classe des aristocrates ennemis de la Révolution,
Ordonne d’après la loi du 27 mars 1793 qu’il subira la peine de mort, tous ses biens confisqués au profit de la République, que le présent jugement sera sur-le-champ exécuté sur la place nationale…”
Deux autres hors-la-loi venaient à la même audience, après justice aussi sommaire, d’être condamnés : Pierre Depere, boutonnier, et Joseph Lamagnère, homme de loi, tous deux de Bordeaux. La sinistre charrette attendait dans la cours du palais. Après les dernières formalités les deux hommes y montaient. Ils aidaient les gardes à hisser François de Belcier. La charrette roulait vers un échafaud qui ne faisait déjà plus recette. Et bientôt trois nouvelles têtes tombaient sur une place presque déserte — aujourd’hui place Gambetta.
Les foules amassées aux premières messes rouges de la guillotine se détournaient de ces spectacles trop répétés : 302 exécutions à Bordeaux dont celles de 44 femmes…
Jean DUMAS
Extrait du Bulletin n° 6 de la Société historique et archéologique d’Arcachon et du pays de Buch (1975)