C’était en février 1914
C’était en février 1914 Le titre de l’extrait choisi ce mois-ci peut se lire d’abord comme le danger que l’Allemagne fait peser sur les autres pays, mais aussi comme celui qui la menace, sous forme de fragilité et de démesure mêlées, même si cela peut paraître contradictoire. André Siegfried est déjà professeur à l’École libre des sciences politiques quand il écrit cet article, repris certainement à un quotidien, et où il prépare à son tour l’opinion à la guerre. Une fois encore y est donc abordée la problématique des causes de la Première guerre mondiale, mais cette fois-ci sous l’angle économique et idéologique.L’auteur, spécialiste du monde anglo-saxon, non seulement indique bien l’imbrication des « ambitions » économiques et politiques de l’Allemagne, mais il esquisse un tableau de « psychologie » d’un peuple, comme il en était coutumier, et comme c’était habituel dans la pensée racialiste de la fin du dix-neuvième siècle. Cherchant à percer la « race germanique », l’ « instinct profond de la majorité des Allemands », il les décrit comme « nerveux », « susceptibles », le cerveau « troublé », le jugement « faussé », l’esprit déséquilibré par la griserie de leurs succès. Ils ne sont pas seuls d’ailleurs à être entraînés dans la folie collective qui saisit l’Europe d’après André Siegfried, cette « fureur » des armements au sens étymologique du terme, ce qu’on appelle communément la « course aux armements ».Cette lucidité de l’auteur ne le conduit pourtant pas, comme on s’y attendrait, à défendre des positions pacifistes, pourtant répandues au début de 1914, et pas seulement chez les socialistes, par exemple chez ceux qu’il appelle « esprits généreux ou simplement pratiques ». Il cite le chancelier de l’Echiquier (ministre des finances) britannique Lloyd George, de l’aile gauche libérale, qui vient d’affirmer en janvier qu’il est nécessaire de « réduire les dépenses navales de l’Angleterre ». André Siegfried désigne encore l’Allemagne par le qualificatif de « partenaire », mais c’est pour nous montrer qu’elle ne peut plus en être un digne de confiance.Comme premier argument, il précise que c’est justement pendant les 40 années de paix écoulées depuis la guerre de 1870 et la constitution de son empire, que l’Allemagne est devenue une puissance industrielle et commerciale. « La richesse allemande s’accrut prodigieusement » dit-il : en effet, c’est la première puissance militaire et économique européenne en 1914, devant la Grande-Bretagne. Elle s’est spécialisée dans l’industrie lourde (charbon, acier) et dans les produits nouveaux (matériel mécanique, chimie, électricité, automobile). Cette puissance repose sur de grandes entreprises capitalistes modernes concentrées, comme Krupp ou Siemens, sur les infrastructures ferroviaires (longueur du réseau multipliée par 10 entre 1850 et 1914) et sur le rôle incitateur de l’État qui pratique le protectionnisme.Mais comme le dit le texte, cette croissance très rapide est aussi fragile : elle nécessite d’énormes investissements (20 % du PIB au début du siècle, soit deux fois plus qu’en Grande-Bretagne), dont il faut assurer le financement par ouverture du capital des entreprises ou endettement. Elle nécessite aussi de la main d’œuvre disponible, dont on s’assure la participation par « des lois sociales de protection ouvrière » qui coûtent cher : en effet, Bismarck préfigure l’État-providence en accordant les premiers droits sociaux (assurance sociale en 1883, assurance sur les accidents du travail en 1884, fonds spécial pour les retraites et l’invalidité en 1889).Bref, l’Allemagne est de plus en plus dépendante de l’extérieur pour assurer son essor économique. Comme le montre bien le texte, il lui faut toujours de nouveaux débouchés. Sur le plan colonial, c’est très limité puisque « la Planète est partagée entre les Puissances » britannique et française depuis le Congrès de Berlin en 1885, et il n’y a « plus de zones politiquement disponibles ». C’est dans ce cadre-là qu’il faut bien sûr replacer les « incidents répétés » franco-allemands à propos du Maroc en 1905 et en 1911, qui faillirent déjà déclencher la guerre, et qui se terminèrent par le traité cité dans le texte, accordant à l’Allemagne des morceaux de l’Afrique centrale.In fine, si on suit le raisonnement d’André Siegfried, il ne faut donc pas s’étonner de la volonté de conquête de l’Allemagne : on voit réapparaître ici l’argument du pangermanisme, « cette doctrine d’expansion agressive », l’ « hégémonie grandissante » de « la plus grande Allemagne ». « L’expansion à tout prix » est présentée comme « une nécessité … de son existence ». Cela n’est déjà pas très loin de la future notion hitlérienne d’espace vital …En tout état de cause, cela justifie aux yeux d’André Siegfried qu’on ne veuille pas laisser à l’Allemagne « la part du lion », c’est-à-dire une politique à l’opposé du pacifisme, voire une guerre considérée comme défensive.Armelle BONIN-KERDON
C’était en mars 1914
C’était en mars 1914 Le titre de cet article évoque lui aussi le danger imminent de la guerre. Cette fois, c’est un homme politique, ancien député et « ancien sénateur » (de 1891 à 1909) des établissements français de l’Inde, qui se donne pour tâche d’éclairer l’opinion (« esprits clairvoyants »), de « dire la vérité au pays » comme il l’affirme à la fin du texte. Apparemment, c’est encore un article emprunté à un autre journal, issu d’une région occupée lors de la guerre de 1870, si on en croit la fin du texte.Pourtant, il cherche d’abord à rassurer nos concitoyens d’une façon qui se veut lucide et réaliste par opposition aux « prophètes de malheur ». Il insiste sur la volonté pacifique de la France et de ses alliés (Russie, Grande-Bretagne), mais aussi paradoxalement sur celle de l’empereur d’Allemagne, qu’il prend le soin de distinguer de son gouvernement. Il est vrai que les trois souverains (Nicolas II, Georges V, Guillaume II) étaient cousins, et on pouvait espérer qu’ils soient en mesure d’éviter le pire le cas échéant.Mais cette volonté de paix, que l’auteur réduit d’ailleurs à la notion d’ « accalmie », en référence au contexte international tendu du moment, n’est peut-être qu’une apparence, comme il le suggère par les expressions « arrière- pensée » utilisée à propos de l’Allemagne, ou « décisions secrètes » de son gouvernement dit « despotique », par opposition aux régimes démocratiques supposés plus transparents. Cette attitude prêtée à l’Allemagne mène à ce qu’il appelle une « défiance bien légitime ».Pour lui, l’ « entrée en campagne » est en fait « préparée d’avance » : il est vrai qu’il existait le plan Schlieffen (plan militaire qui datait de 1905).Dans ces conditions, n’importe quelle étincelle peut mettre le feu aux poudres, et c’est bien ce qui se passera avec l’attentat de Sarajevo en juin. L’auteur évoque dans cette catégorie d’« incidents franco-allemands », ceux qui ont touché le Maroc, qu’on a déjà rencontrés dans les chroniques précédentes, ainsi que les guerres balkaniques de 1912-1913, de manière allusive. Il évoque surtout l’incident dit « de Nancy » d’avril 1913 (et non de mars comme il l’écrit) à titre de modèle de ce qui peut se reproduire et déboucher cette fois sur une véritable guerre, au-delà d’un pur bras de fer diplomatique.Il est volontairement peu clair sur l’évènement lui-même qu’il présente comme une provocation orchestrée par l’Allemagne, suivie d’insultes envers deux de ses concitoyens en visite à Nancy, grossie ensuite par la presse locale, et remontant au plus haut sommet de l’état. En fait, il semble bien que l’incident soit d’origine française, dans une Lorraine chauffée à blanc par la proximité avec la partie de son territoire annexée par le Reich. Les deux ressortissants allemands auraient assisté à une représentation théâtrale revancharde avant de se faire prendre à parti et insulter jusqu’à leur montée dans le train de retour vers l’autre côté de la frontière. Ce qui est intéressant ici, c’est que l’auteur utilise déjà le mot « ultimatum » pour désigner la menace de représailles que l’Allemagne ferait peser sur la France au cas où celle-ci refuserait de s’excuser dans un tel type d’incident. Nous savons que l’ultimatum qui mettra le feu aux poudres interviendra entre l’Autriche-Hongrie et la Serbie, mais cela ne change pas la justesse du raisonnement. Il y a donc bel et bien ici anticipation de l’engrenage fatal, ce ne fut donc pas une surprise comme on le dit trop souvent, voire une fatalité qui aurait entraîné des gouvernements « à l’insu de leur plein gré » ! Ce texte a donc le grand mérite de poser les vraies responsabilités des états dans le déclenchement du futur conflit, en l’occurrence se saisir d’un simple prétexte pour se lancer dedans.Il souhaite insister sur la réalité du danger : ces faits ont « une existence réelle », ne sont pas « invraisemblables », dit-il. La conséquence est alors facile à tirer, il s’agit une fois encore de justifier la course aux armements, et comme le fait l’auteur du texte, la loi « des trois ans » votée en France en août 1913 pour prolonger le service militaire de deux à trois ans, afin de pouvoir aligner sous les drapeaux presqu’autant d’hommes que l’Allemagne, alors que cette dernière est beaucoup plus peuplée que la France (ordre de grandeur de 65 millions d’habitants contre 40 millions). C’est donc le vieux principe latin du « si vis pacem, para bellum » qui est illustré ici. C’est aussi avant la lettre une théorie de la « dissuasion », avant l’ère nucléaire.Armelle BONIN-KERDON
C’était en avril 1914
C’était en avril 1914 Nous vous proposons cette fois-ci des extraits de La Vigie républicaine d’Arcachon issus de deux numéros différents, correspondant aux deux tours des élections législatives de 1914. Ils nous permettent d’appréhender la vie politique locale, celle de la cinquième circonscription de Bordeaux (cantons d’Arcachon, de La Teste, de Belin, de La Brède, et de Podensac). Le danger de guerre ici est en arrière-plan et n’apparaît qu’à travers le soutien porté par le candidat élu – René Cazauvieilh – à la loi des trois ans, ce qui est une première indication sur ses orientations politiques. En effet, cela en fait un adversaire déclaré des socialistes unifiés (SFIO – Section Française de l’Internationale Ouvrière, créée par Jean Jaurès en 1905, hostile à la loi d’allongement de la durée du service militaire).C’est d’ailleurs ce que l’on constate d’emblée en regardant les résultats de ces élections, où René Cazauvieilh est élu haut la main (« beau résultat », 70,9% des votants) contre Monsieur Massip, socialiste qualifié de « représentant du collectivisme ». Le journal, organe du maire d’Arcachon, M. Veyrier-Montagnères, qui soutient René Cazauvieilh, multiplie bien sûr les tournures péjoratives contre la SFIO, qui à l’époque (le PC n’existe évidemment pas) est la seule à prôner le socialisme : le « collectivisme » est tantôt comparé à « une terre promise » inaccessible (vocabulaire religieux étrange pour qui a défendu les lois de laïcité de 1905 comme on le voit dans la profession de foi du candidat) tantôt à « une tarte à la crème » à laquelle il ne faut pas goûter !Pour autant, si M. Cazauvieilh est adversaire du socialisme, que faut-il entendre par l’ « union républicaine » qu’il défend, nous dit-il, depuis 16 ans (1898), il est en effet réélu pour un cinquième mandat en 1914 ? Incontestablement, c’est d’abord un partisan de l’ordre (« les hommes d’ordre » dit le journal en évoquant les soutiens du maire de La Teste Pierre Dignac), par opposition au « parti du chambardement social » (SFIO). Néanmoins, il ne peut pas être rangé dans les partis de droite, cléricaux et conservateurs. Avec Monsieur Veyrier-Montagnères, il fait partie comme on le lit ici de l’Association Républicaine d’Arcachon (500 membres en 1913) affiliée à l’Alliance Républicaine Démocratique sur le plan national, c’est-à-dire ce qu’on appelle sur le tableau des partis à la nouvelle chambre des députés figurant en milieu de la page, les « républicains de gauche ». Sur le plan national, on voit que ces derniers ne représentent que la troisième force politique, c’est donc la gauche radicale-socialiste et socialiste qui domine en 1914. Les républicains dits « de gauche » par opposition aux « progressistes » sur leur droite, et aux républicains « radicaux » sur leur gauche, peuvent être considérés comme des centristes. En Aquitaine, le centre domine nettement, dans une culture politique du juste milieu, entre « réaction » et « révolution ». René Cazauvieilh, médecin populaire et influent, dont l’oncle Octave était déjà député, maire de Belin comme son père et ce pendant 44 ans, conseiller général pendant 43 ans, est issu d’une famille de notables locaux appartenant à la noblesse de robe depuis le XVIIe siècle. Il en est un des symboles forts, ancré dans son bastion local, le type même de l’héritier devenu membre des nouvelles élites républicaines de la 3e République, une « notabilité démocratique » comme le dit l’historien politiste Éric Bonhomme, reflet d’une modération politique qui rassure et séduit.Cela ne l’empêche pas, comme on le constate dans sa profession de foi, d’être favorable à des lois qu’on peut qualifier « de gauche ». Il évoque la réforme fiscale « dont la réalisation s’impose » notamment pour financer la préparation à la guerre (l’impôt sur le revenu sur proposition du radical Joseph Caillaux en 1907, voté par la Chambre en 1909, ne sera voté par le Sénat qu’en juillet 1914). Il évoque aussi les premières lois sociales d’ « assistance » et de « solidarité » : on peut citer la création en 1904 d’un service départemental d’aide sociale à l’enfance, la création en 1905 d’une assistance aux vieillards infirmes et incurables, la création en 1910 d’une première assurance-vieillesse.Mais c’est surtout sur la défense des intérêts locaux qu’il insiste pour se faire élire. Rappelant qu’il habite la « région landaise » au sens géographique du terme, et effectivement il a des intérêts forestiers, y compris dans une usine de produits résineux, il développe surtout la cause des viticulteurs, concurrencés par les autres régions (ils sont encore nombreux alors, même en Pays de Buch !) et des ostréiculteurs et marins, menacés par de nouveaux règlements. Cela traduit bien le poids majeur de ces métiers dans l’économie et la société de l’époque.Un dernier point est intéressant dans la description du scrutin du 26 avril, c’est la façon dont on voit que s’organisait la démocratie locale dans cette république en train de s’implanter dans tous les territoires. A l’heure où le seul medium d’information était la presse, on observe l’importance des réunions publiques comme vecteurs de diffusion des idées politiques auprès de l’opinion. L’article raconte ainsi la dernière réunion de campagne la veille du scrutin – ce qui était apparemment autorisé à l’époque – où se succèdent à la tribune les partisans des deux candidats en présence, qui essayent de monopoliser la parole pour leur camp. L’éloquence est déjà indéniablement un facteur décisif, même si on ne parle pas encore de « communication », et comme aujourd’hui on « n’épargne pas » ses adversaires, c’est le journal qui l’affirme. L’avant-dernier paragraphe de la profession de foi de René Cazauvieilh résonne aussi très bien à nos oreilles, si l’on peut dire, puisqu’il s’agit de « réformer les habitudes prises et les méthodes employées », de « séparer nettement la Finance de la politique » ! Tout un programme…Armelle BONIN-KERDON
C’était en mai 1914
C’était en mai 1914 L’article choisi pour ce mois-ci révèle un autre type de préparation à la guerre, plus concret, la mise en place de structures sanitaires pour accueillir les « blessés militaires » dans un éventuel conflit. C’est ce vocable rencontré dans le texte que le principal ancêtre de la Croix-Rouge française utilise en 1914 pour se nommer : « Société Française de Secours aux Blessés Militaires » (SFSBM). L’expression « Croix-Rouge française » désigne alors un comité de coordination créé en 1907, qui réunit la SFSBM et deux autres organisations-sœurs, l’Association des dames françaises (créée en1879), et l’Union des femmes de France (en1881). La fusion des trois organismes ne se fera qu’en 1940. La SFSBM est incontestablement le plus important des trois : elle possède déjà un maillage territorial fin (environ 900 comités locaux), comme on le voit ici à travers « le comité d’Arcachon et du littoral », nom conservé aujourd’hui par la délégation locale.C’est son président, Léopold Escarraguel, un ingénieur civil, qui écrit ici au journal pour que celui-ci diffuse des informations. Ce dernier s’empresse de le faire : favorable au maire M. Veyrier-Montagnères, comme on l’a déjà montré dans une précédente chronique, il est aussi un bon médiateur pour son épouse Mathilde qui préside le Conseil des dames de la Croix -rouge locale et mène une forte activité caritative jusqu’à sa mort en 1925 (les comités de dames en interne existaient depuis 1867, soit trois ans après la création de la SFSBM).La première partie de l’article évoque d’ailleurs le cinquantième anniversaire de cette création en 1864, qui doit se fêter à Paris le 20 juin 1914. M. Escarraguel transmets une lettre circulaire nationale invitant les affiliés à s’y rendre, et y joint sa propre incitation auprès des membres arcachonnais au sens large, afin qu’ils représentent dignement l’antenne locale. Un argument pour les y encourager est de leur offrir un demi-tarif sur les allers-retours en chemin de fer, ce qui n’est pas nouveau pour la Croix-Rouge, car des accords existent systématiquement pour des actions pratiques, entre elle et les grandes compagnies de chemin de fer de l’époque, qui pratiquent ainsi un mécénat patriotique. Ce qui est intéressant aussi, c’est la façon dont les festivités sont envisagées, en prenant bien soin de séparer le religieux, le matin autour de l’archevêque de Paris à Notre-Dame, du profane le soir dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, qui réunit les mondes politique, intellectuel et artistique. Les lois de laïcité de 1905 sont passées par là. M. Escarraguel demande donc aux élites locales – qui seules ont à l’époque le temps de se consacrer aux œuvres caritatives – de bien vouloir s’inscrire auprès de lui pour participer à ce grand rendez-vous des élites nationales. La bienfaisance, version laïcisée de la charité chrétienne, est aussi une des expressions des réseaux de sociabilité, qu’elle contribue à renforcer.Le plus intéressant pour nous, car c’est au cœur de notre sujet, c’est l’organisation, avant-même la déclaration de guerre du mois d’août, d’un hôpital « auxiliaire » à Arcachon. Près de 1 500 hôpitaux de ce type seront mis en place en France au cours du conflit. Le terme « auxiliaire » est réservé aux établissements sanitaires relevant de la Croix-Rouge, par opposition aux autres hôpitaux temporaires du temps de guerre. Il date du décret du 2 mars 1878 du Ministère de la guerre instituant la SFSBM comme « auxiliaire » du service de santé de l’armée en prévision d’un conflit. En vertu de ce décret, la SFSBM devait former des équipes soignantes, constituer des stocks de matériel, et trouver des locaux pour installer des hôpitaux. Il s’agissait de corriger les défauts observés pendant la guerre de 1870.C’est dans ce cadre qu’est donc créé « l’hôpital auxiliaire du territoire » n°16 dans les locaux de la clinique orthopédique 7 boulevard de l’Océan. Les HT ou hôpitaux territoriaux sont les hôpitaux de l’arrière, par opposition à ceux de la zone des combats. La clinique orthopédique est en fait l’ancienne clinique Saint-Joseph, sise dans l’ancienne villa du cardinal Donnet, et tenue par les religieuses du même nom, qui d’enseignantes sont devenues uniquement soignantes, ce qui a permis leur maintien à Arcachon après la séparation de l’Église et de l’État et la laïcisation de l’enseignement. Leur activité hospitalière a été en quelque sorte sécularisée par l’installation dans leurs locaux de l’œuvre municipale « des garde-malades et d’assistance gratuite aux malades pauvres d’Arcachon », dirigée en 1910 par Mme Veyrier-Montagnères, dans la droite ligne des premières lois sociales décrites dans la chronique précédente. On voit que l’état républicain utilise les anciennes structures caritatives, faute de moyens suffisants dans un premier temps pour mettre en œuvre sa politique. On peut transposer ce raisonnement au début de la guerre en ce qui concerne le service de santé des armées. Débordé par les pertes énormes du début du conflit, ce dernier sera content de pouvoir compter sur les structures bénévoles du type de celles de la Croix-Rouge, qui avaient parfois su anticiper les besoins, même modestement, comme on le voit ici à travers l’hôpital n°16.Armelle BONIN-KERDON
C’était en juin 1914
C’était en juin 1914 Comme nous le voyons à travers ces trois colonnes extraites de trois numéros différents de La Vigie républicaine d’Arcachon, le mois de juin 1914 est entièrement focalisé en France sur le débat autour de « la loi des trois ans », votée pourtant depuis le 7 août 1913 (voir les chroniques de mars et d’avril derniers), et qui a allongé la durée du service militaire d’un an par rapport à la loi précédente de 1905. Cette dernière avait déjà supprimé toutes les exemptions au service militaire et avait donc établi ce que le président du conseil René Viviani appelle le 16 juin « l’égalité de tous les citoyens devant l’impôt du sang » (voir en bas de la colonne de droite).Il avait paru nécessaire de revenir à une durée de trois ans, celle de la loi militaire de 1889. Le texte en bas à gauche, emprunté par La Vigie au journal national le Temps, nous en explique bien la raison : il s’agit pour la France d’égaler – ou du moins d’approcher – les effectifs capables d’être mobilisés par l’Allemagne. Cette dernière ne cesse de voter des crédits supplémentaires pour augmenter ses moyens en matériel mais aussi en hommes, en arguant de l’alliance franco-russe qui l’encercle (« effort militaire puissant » d’un « pays voisin » dit René Viviani dans son discours devant la Chambre). La course aux armements se double donc d’une course aux ressources humaines. La guerre est implicitement considérée comme inévitable. Nous constatons dans le texte écrit par un membre du Conseil supérieur de la guerre, que malgré ses efforts de la loi des trois ans, la France n’arrive pas à l’équilibre, puisqu’elle conserve un déficit d’environ 75 000 hommes. Il est vrai qu’elle pâtit d’un gros différentiel démographique (de 25 millions d’habitants environ). Elle espère compter sur ses alliés, comme on le voit avec le rappel de l’amitié franco-britannique dans le paragraphe « notre alliance et notre entente » : une allusion est faite à la « récente visite » du roi George V à Paris en avril pour le dixième anniversaire de « l’entente cordiale ».Pourquoi remettre sur le tapis en juin 1914 cette loi, qui semble faire l’unanimité, si on en croit la fin du document ? Parce qu’elle a figuré en bonne place dans la campagne électorale d’avril, que nous avions étudiée dans ses implications locales. En effet, la gauche radicale et surtout socialiste voulait la remettre en cause ou du moins la réformer. Or nous savons qu’elle a gagné les élections. C’est donc logiquement que, après la démission du gouvernement Gaston Doumergue adossé à la précédente législature, le président de la République Raymond Poincaré appelle un de ses représentants comme président du conseil (premier ministre). Dans ce cadre, le socialiste indépendant René Viviani, demande un vote d’investiture aux députés le 16 juin 1914, comme on le voit ici : une partie de sa déclaration est reproduite dans la colonne du milieu, et une partie de son discours dans la colonne de droite (à partir du Journal officiel). On s’attend à ce que conformément à ce qui a été dit pendant la campagne électorale, il demande l’abrogation de la loi, ou du moins de fortes modifications.En fait, il n’en est rien si on lit bien le document. En cela, il se démarque des socialistes unifiés (SFIO) qui, derrière Jean Jaurès, continuent à s’opposer à la loi des trois ans et réclament des milices populaires armées et une rationalisation du système des réserves, dans la tradition des levées en masse révolutionnaires (voir l’ouvrage de Jean Jaurès publié en 1910, l’Armée nouvelle). C’est pourquoi Jean Jaurès l’interpelle durant son discours d’investiture et tente de le mettre dans l’embarras.Certes, René Viviani reconnait que la loi n’est pas « intangible », ce qui suscite des applaudissements sur les bancs de la gauche, car c’est laisser supposer qu’elle pourra être abrogée. Mais il se présente comme un pragmatique pour qui la loi est devenue « un fait ». De facto elle permet, il le dit, une certaine « correspondance » de forces entre la France et l’Allemagne, dans un but purement défensif (« assurer la défense du territoire », respect du « droit universel »). En somme, la loi n’est pas parfaite mais elle a le mérite d’exister : il en propose donc « l’application exacte et loyale ». C’est donc un revirement complet de sa part, à mettre sur le compte de la situation tendue du printemps 1914 et du réalisme qu’elle impose à ceux qui arrivent aux affaires. Il annonce l’Union sacrée d’août 1914.Néanmoins, pour donner des gages à sa gauche, il précise bien que la loi est en elle-même insuffisante et qu’elle devra être complétée, notamment par la mise sur pied systématique d’une préparation militaire de la jeunesse (du type de Tout pour la patrie à Arcachon, dont nous aurons l’occasion de reparler). Nous savons aussi par ailleurs que l’application de la loi pose des problèmes d’encadrement (nombre insuffisant d’officiers et sous-officiers) et des problèmes sanitaires dans les casernes. Enfin, sa mise en œuvre coûte cher, c’est pourquoi René Viviani précise sa politique fiscale : un emprunt, l’impôt sur le revenu enfin mis en place, et même un impôt sur le capital !Armelle BONIN-KERDON