Le Docteur Jean Hameau

Un homme politique peu connu :

Le Docteur Jean HAMEAU

MAIRE DE LA TESTE (1844-1848)

 

Le Centenaire de la Révolution de 1848 remet en mémoire des faits peu con­nus, de nature à retoucher et à compléter dans une certaine mesure des notions anciennes.

De l’étude d’une œuvre scientifique fortement originale a surgi le portrait classique de Jean Hameau. On donne à cet illustre médecin les caractères d’un méditatif pur, d’une sorte de visionnaire peu adapté à la vie quotidienne, sous l’empire constant de spéculations jamais terminées. Comme cette œuvre laisse supposer chez son auteur une imagination à la fois illimitée et attentive aux dé­mentis perpétuels des faits d’observation, une rare maîtrise pouvant guider l’es­prit du complet repliement jusqu’à l’extériorisation précise et minutieuse de la pensée écrite, on a campé un Hameau indifférent aux problèmes de l’existence et peu habile à les résoudre. Certes, l’œuvre de J. Hameau est une œuvre issue du rêve dont le siècle de l’automobile n’aurait pas permis l’élaboration. Monté sur sa mule, allant au travers des bois d’un malade à l’autre, l’arçon d’avant de sa selle toujours surmonté de livres, il laissait aller sa bête au gré de l’instinct et de la mémoire, les yeux rivés à la page en lecture. Parfois mis en éveil par une asso­ciation d’idées ou préoccupé par l’imprécision d’un texte, il mettait pied à terre et s’asseyait à l’ombre d’un chêne. Peu à peu gagné par l’engourdissement phy­sique né du bruit de la mer pénétrant la forêt et en dominant la frondaison, rien ne pouvait interrompre sa réflexion. Ni le cri de la pie effrayée par la présence humaine, ni le bruit d’une cognée lointaine, ni le brusque arrêt de l’écureuil sur­pris, ne distrayaient son oreille ou ses yeux. Mais, à côté du songeur comparant ses souvenirs de lecture aux exemples de la pratique, les intriquant, les prolon­geant, les dirigeant sur des voies inattendues, existe un autre Hameau, totalement ignoré. Juxtaposé au médecin, sans confusion avec lui, juste appréciateur de la réalité quotidienne, l’homme politique et l’administrateur municipal apparais­saient bien différents de l’image partout reproduite. L’auteur de ce chef-d’œuvre que sont lesPremières communications sur la pellagre sut regarder et comprendre avec le même talent la réalité clinique et les nécessités, en apparence les plus né­gligeables, de la vie en société : il géra les affaires de ses concitoyens comme il rétablissait leur santé, avec le même dévouement, la même exactitude, la même compétence. Si sa réussite fut seulement partielle et discutable, s’il ne put appliquer aucune de ses doctrines, ce fut moins par incapacité que par la faute d’obs­tacles insurmontables et par celle de la malchance invincible qui poursuivit Ha­meau et sa mémoire, même au-delà de la mort.

Hameau fut nommé maire de La Teste par Ordonnance royale du 17 juin 1844 et installé le 27 du même mois après avoir juré « fidélité au Roi, obéissance à la Charte constitutionnelle et aux lois du royaume ». Il succédait, non pas à son beau-père Fleury, comme il a été écrit, mais à Soulié, qui, gravement atteint de­puis décembre 1843, venait de rendre son âme à Dieu. Comme un mauvais présa­ge, la maladie terrassa aussitôt le nouveau magistrat municipal et ne lui permit de reprendre ses occupations que beaucoup plus tard (mi-août 1844). En fait, il était depuis longtemps entré dans la vie politique. Conseiller municipal le 10 juillet 1843, il avait été compris de nombreuses années auparavant, dans le groupe de « MM. les plus imposés ». Sous la Monarchie de juillet, en effet, toute décision importante, entraînant notamment un accroissement de l’effort fiscal, devait être votée par le conseil municipal, doublé d’un nombre égal de citoyens choisis parmi les plus gros contribuables. En dépit de ses obligations professionnelles, il répon­dit toujours, contrairement à la plupart de ses compatriotes, aux convocations dont il était l’objet à ce titre.

Après cet apprentissage, il lui fut donc aisé de prendre en ses mains la di­rection d’une administration dont il connaissait les détours et les lacunes. Il y apporta une ponctualité surprenante chez ce médecin en perpétuel déplacement et plus encline aux spéculations philosophiques qu’aux marchandages de la poli­tique. Ce qui est parvenu jusqu’à nous de ses discours, interventions, décisions et rapports nous révèle un Hameau inattendu et à bien des égards étonnant. Ils apportent de nombreuses précisions sur sa culture, sur son climat intellectuel, son sens de la mesure. Ils laissent clairement paraître, ou simplement deviner, une courtoisie sans défaillance ; une propension évidente à traiter les hommes avec indulgence ; une préférence tout à fait remarquable pour la conciliation, même à ses propres dépens ; un sens évident de l’humour, mettant en une lumière discrète et suffisante la cocasserie des situations et celle des décisions administratives ; une curieuse aptitude, chez ce prétendu rêveur, à asséner des vérités avec force, précision et excuses ; une tendance trop marquée à prêter à autrui sa droiture et son honnêteté propres ; mais aussi des accès de hargne, des décisions précipitées, désastreuses pour les finances municipales ; enfin un goût certain pour l’autorité et la domination, d’ailleurs pleinement justifiable par la grande valeur de l’homme et le sentiment exact qu’il avait de sa supériorité, goût toujours tempéré par la prudence, l’élégance et le choix dans l’expression. L’ensemble des textes hameliens ne contient aucune envolée oratoire, aucun mot à l’emporte-pièce, mais est remarquable par la simplicité classique du style et le strict assemblage d’argu­ments presque toujours sans réplique.

 

Un Pays agreste presque sauvage

Hameau connaissait admirablement La Teste et ses habitants. Il les trouvait en 1844 tels qu’il les avait étudiés dans deux descriptions antérieures, sa thèse de doctorat (1807) et un “Aperçu historique et topographique” (1839). Aucun progrès n’avait été réalisé. Le 18 novembre 1844, il pouvait, recevant le ministre Dumont, caractériser la région par ces mots : « pays agreste, presque sauvage, qui n’ins­pire qu’une stérile tristesse aux voyageurs ordinaires. » Déjà, Soulié (10 novem­bre 1842) pouvait, décrivant l’état de la commune, dire : « la stagnation des eaux qui croupissent dans nos chemins les trois quarts de l’année, corrompent l’air et altèrent la santé des habitants ; d’un autre côté, l’hiver, les communications sont presque impossibles, et l’on ne peut circuler librement. L’étranger qui vient ici ne trouve pas seulement un endroit où poser le pied ». Cet état lamentable des voies de communication fut expressément accusé d’être à l’origine de la grande épidémie de choléra de juillet-septembre 1849. Les raisons d’agir ne manquaient donc pas au nouveau maire. La vérité oblige à constater qu’il fit peu, pour des raisons dont certaines sont claires. Il prenait la direction de la mairie à 65 ans, peut-être sans enthousiasme, sûrement par devoir et obéissance au roi. Médecin, il n’avait pas attendu cet âge pour abandonner ses illusions sur l’aptitude de la race humaine au perfectionnement. Il avait encore à l’oreille la voix de son prédé­cesseur dont la distinction d’esprit n’est pas douteuse, s’écriant (10 novembre 1842) : « Ce sont des tâches pénibles à remplir que des améliorations à apporter dans un pays ; il faut fouler aux pieds les antiques coutumes, rompre en visière avec les vieux usages et briser sans respect les préjugés. » D’autre part, les évé­nements ultérieurs devaient mettre en évidence la mésentente profonde séparant Hameau de son conseil municipal et aussi l’inertie des parlementaires girondins. Enfin, les finances communales ne furent jamais en très grande prospérité, la plus grande partie des fonds servant à « soulager l’état misérable de la popula­tion » sans cependant empêcher l’extension rapide des idées nouvelles vers leur terme final, les journées de février 1848.

En le nommant, Louis-Philippe confiait à Hameau la charge d’une commu­ne très étendue, comprenant non seulement le territoire actuel de La Teste, mais aussi celui d’Arcachon. Lorsque, dans les textes de l’époque, il est question du port de La Teste, il faut comprendre qu’il s’agit du port contemporain d’Arcachon. Les habitants tiraient leurs revenus non seulement de la pêche, mais aussi du tra­fic maritime. En effet, pendant les guerres napoléoniennes, les Anglais, depuis longtemps habiles en blocage des côtes, se firent un jeu d’arraisonner tout navire cherchant à gagner Bordeaux par l’estuaire de la Gironde. Mais ils ne purent à aucun moment interdire l’entrée du Bassin d’Arcachon. Pour des raisons techni­ques, sur lesquelles je n’insiste pas ici, leurs frégates étaient obligées à croiser loin au large, rendant toute surveillance inefficace et n’empêchant pas les bateaux de transport de décharger leur cargaison à La Teste, d’où, par la route, elles étaient dirigées vers Bordeaux. Plus tard, La Teste devint même la tête d’un ser­vice régulier de navigation entre la France et l’Espagne. De cet ensemble, naquit une prospérité régionale croissante. Cet essor n’était pas sans porter ombrage au négoce bordelais, car une notable partie des marchandises échappaient au grand port girondin, lieu séculaire de leur débarquement.

Accroître les capacités commerciales locales était, pour les pouvoirs pu­blics, un projet dont la réalisation aurait dû recevoir toute l’aide des administra­tions compétentes. Hameau s’était plaint à diverses reprises de l’absence des sub­ventions accordées à La Teste par le gouvernement en dépit des redevances consi­dérables versées au Trésor. Il comprit rapidement et dénonça brutalement les manœuvres occultes des parlementaires, recrutés précisément parmi les grands négociants bordelais « aussi distingués par leurs lumières que par l’élévation de leurs sentiments ». Tous ces armateurs, courtiers et transitaires, abusaient de leur situation auprès du pouvoir central pour détourner les fonds publics vers des villes moins dangereuses que La Teste pour leurs affaires.

Les récriminations de Hameau restèrent sans résultat pratique et les mê­mes hommes cherchèrent par d’autres voies tout aussi obliques à donner le coup de grâce au petit port atlantique. Avec fougue Hameau partit à nouveau en batail­le contre ses puissants adversaires, mais cette fois il sut dissimuler son ardeur derrière une tactique consommée.

Une ligne de chemin de fer reliait déjà La Teste à Bordeaux ; elle était la propriété d’une société par actions, dont le conseil d’administration était composé des personnages politiques et commerciaux dont il vient d’être question. Par man­que d’entretien prémédité, la ligne tombait en ruines, condamnée à l’inactivité. Dominant sa mauvaise humeur, Hameau avança deux arguments. Négligeant le côté mercantile de la question, il fit valoir l’extension importante prise par la ré­gion, grâce à sa valeur touristique, et invoqua le nombre croissant de visiteurs français et surtout anglais qui fréquentaient le pays où y élisaient domicile. N’avait-il pas eu l’honneur insigne de recevoir officiellement Leurs Altesses Royales le duc et la duchesse de Nemours le 8 août 1845 ? Non content d’avoir ébranlé ses auditeurs, il souleva avec beaucoup de subtilité le projet de voie ferrée Bordeaux-Bayonne. Les uns préconisaient un trajet par la région des lacs, les autres le voulaient par Villandraut et Mont-de-Marsan. Hameau proposa une troi­sième solution dont les mérites financiers étaient évidents : le tronçon initial de la ligne Bordeaux-Bayonne y était constitué par les deux premiers tiers du parcours Bordeaux-La Teste avec bifurcation à Lamothe. Cette proposition, soutenue par tous ceux qui devaient en retirer de gros bénéfices sans en avoir eu l’idée, fut adoptée, permettant au nouveau maire de rendre à toute la région un service dont l’ampleur ne devait être appréciée que bien plus tard (22 octobre 1845).

 

L’affaire des Près Salés

Les soucis majeurs furent donnés à Hameau par la question de lais et relais de la mer connus sous le nom de Prés Salés. Il y a cent ans et plus, ces terrains occupaient non seulement leur emplacement actuel, mais s’étendaient loin au sud du Bassin jusqu’à l’emplacement actuel de l’Église de La Teste, pour s’arrêter aux premiers contreforts des dunes visibles au sud de la route de La Teste à Arcachon. Cette zone était d’utilité vitale à la commune. « Ils fournissent, écrit J. Hameau, tous les engrais nécessaires à l’agriculture et si l’eau de mer cessait de les recouvrir, ils ne pourraient plus fournir ces ferments, car la commune n’a pas de pâturages, ni du terrain pour en faire ; il ne serait donc pas possible d’éle­ver des animaux pour suppléer à cette terre argilo-saline des Prés Salés. D’autre part, ces Prés Salés sont sillonnés de chenaux par où les mariniers passent leurs barques pour porter les produits de leurs pêches sur les divers points du pays. C’est par là que s’écoulent les eaux des Landes et de la commune. C’est là que sont les chantiers de construction. Toute cause qui retiendrait les eaux converti­rait ce sol en un marais fétide et dangereux. » (Rapport de Hameau à Dumont, 18 novembre 1844).

Or, il devenait urgent de satisfaire aux besoins croissants d’Arcachon et aux transports de matériaux nécessités par la construction d’établissements de bains et d’édifices particuliers ; sur la demande du conseil municipal de La Teste, le Roi avait ordonné la construction d’une chaussée.

Sans se soucier des besoins de la population, l’Administration des Ponts et Chaussées se mit à l’œuvre et esquissa la route dans son tracé actuel, « courbe à n’en pas croire ses yeux », au lieu d’adopter une ligne droite allant de la gare à la forêt ; ainsi, on aboutissait à la suppression de la plus grande partie des Prés-Salés. Pour pallier cette lourde méprise, Hameau demanda et obtint la construc­tion d’un pont permettant à la mer de recouvrir ces terrains à marée haute ; édifié sans les conseils des gens compétents du lieu, il fut enlevé à la première marée « pendant le plus beau temps du monde » et remplacé à la surprise générale par une écluse. Hameau tempêtait, s’exposant aux rebuffades administratives, mena­cé de voir les lieux laissés en l’état s’il continuait à vitupérer la conception préfec­torale de la route. Le ton de la discussion s’élevant, on vit arriver à La Teste le mi­nistre des Travaux publics Dumont (18 novembre 1844). Hameau engagea le fer. Il s’éleva contre l’incurie administrative, le peu de souci des bureaux pour les de­niers des contribuables, le sans-gêne de l’Etat percepteur de fortes redevances et n’apportant aucune amélioration. Il protesta enfin contre le projet de ravir l’île aux Oiseaux aux « malheureux marins ». Dumont fut désarçonné par une violence qu’il n’attendait pas chez l’humble maire d’un village perdu et misérable. Profon­dément froissé, il refusa le dîner offert par la municipalité testerine, ne retint de ce discours ni son bien-fondé, ni les mobiles de son auteur, et se borna à ignorer la grande valeur des arguments présentés.

Les mêmes Prés Salés devaient être pour Hameau à l’origine d’autres pré­occupations. Ces terrains, depuis 1550 frappés d’un droit de paissance consenti par Frédéric de Foix, captai de Buch, confirmé par le Tribunal de première ins­tance de Bordeaux le 10 novembre 1839, à rencontre du marquis de Castéja, appartenaient en 1846 au comte d’Armaillé. Ce dernier, peu respectueux de droits séculaires, se prit à traiter son domaine à la manière d’une propriété banale, plan­tant ici, arrachant là, creusant des réservoirs munis d’écluses destinés à la capture du poisson et ordonnant à ses gardes d’interdire au bétail l’accès de ses terres. Un beau jour, le propre troupeau de Hameau fut expulsé des Prés Salés. Le carac­tère foudroyant de la riposte de Hameau, l’acharnement qu’il déploya dans le procès intenté à d’Armaillé, les manœuvres déloyales de ce dernier, laissent sup­poser entre les deux hommes l’existence d’une profonde inimitié aux origines obscures et une sorte de satisfaction d’avoir enfin l’occasion d’en découdre en vi­dant une fois pour toutes une ancienne querelle. Hameau convoqua d’urgence le conseil municipal (22 mai 1846) à l’effet de « délibérer sur une attaque dont a été victime M. Hameau, médecin, de la part de M. le comte d’Armaillé pour un pré­tendu délit de paissance qui aurait été commis par son troupeau de brebis ». Le maire ne présidait pas la séance. Il fut décidé qu’il y avait lieu à intervenir « dans l’attaque faite à M. Hameau pour avoir usé d’un droit qui lui appartenait comme à tous les habitants de La Teste ».

Hameau se calma. Tout rentra dans le silence. Mais d’Armaillé étendait ses installations et confirmait ses interdictions en dépit de toutes les remontran­ces. Il ne semble pas impossible que le comte ait eu, au sein même du conseil mu­nicipal, un certain nombre d’amis parfaitement décidés à apporter une contribu­tion à l’étouffement de l’affaire. Plusieurs mois après, le maire devint à nouveau menaçant ; il remit la question à l’ordre du jour le 13 octobre 1846 sans pouvoir y apporter une solution. Pris de hâte il convoqua ses collègues les 20, 21 et 23 octo­bre pour aboutir chaque fois au seul renvoi de la séance. Le 9 novembre, enfin, les projets du comte furent qualifiés d’attentatoires aux intérêts de la commune et accusés de tendre « à décimer et à appauvrir les populations ». Le conseil, qui, hors de la présence de Hameau, avait favorisé par sa mollesse complice les entre­prises de d’Armaillé, devant lui, « en masse », repoussa les projets du comte, adressa une supplique au gouvernement et choisit comme défenseurs Ravez père et Brochon, avocats à Bordeaux. Après un nouvel essai de mise en sommeil, Ha­meau reprit les opérations. On décida d’entamer immédiatement le procès et d’ob­tenir d’urgence, pour en couvrir les frais, le vote de centimes additionnels par la réunion du conseil municipal et des plus imposés.

De son côté, d’Armaillé ne restait pas inactif. Il intervint auprès du préfet pour mettre un terme aux poursuites. Cet important personnage tenta auprès de Hameau une de ces interventions dans lesquelles les politiciens excellent à suggé­rer avec autorité et à ordonner par suggestion, à leurs interlocuteurs, des accom­modements discutables et à ouvrir, pour eux-mêmes, les voies d’une retraite par­fois inéluctable, Hameau resta inflexible. Mais, au moment où la procédure entrait dans une phase active (février 1847), Ravez se récusa, rendit le dossier, après l’avoir soigneusement compulsé, et avisa la municipalité qu’il se chargeait des intérêts du comte d’Armaillé.

Isolé, mesurant exactement son impuissance, Hameau se résigna comme il l’avait fait souvent et laissa sans solution un problème encore pendant de nos jours.

 

Misère et indiscipline

Comparées aux faits précédents, les autres réalisations administratives de Hameau semblent de moindre importance. Il fit décider et commencer la construction de la halle (12 octobre 1844) et de l’hôpital (29 octobre 1844), ce dernier grâce aux fonds apportés par le legs d’une dame Desgenevez, sur un terrain de 20 ares qu’il céda à la commune pour 3 000 francs, terrain aujourd’hui occupé par le bu­reau des postes et ses dépendances. Dans la mesure où les finances locales lui permirent d’avoir une police suffisante, il employa beaucoup de temps à réprimer, parfois avec trop de hâte, les vols de bois dans la forêt.

Durant toute sa magistrature, Hameau se heurta à deux obstacles invin­cibles : la misère et l’indiscipline, celle-ci fille de celle-là. Dès le 6 décembre 1846, il faisait part au gouvernement « de l’état de souffrance et de gêne dans lequel se trouve déjà la classe ouvrière de la commune par suite du manque d’ouvrage et de la cherté du pain, état qui inspire de vives inquiétudes à l’autorité locale sur les résultats que peut avoir pendant l’hiver l’accroissement d’une misère déjà gran­de ». Il priait le pouvoir central de donner du travail aux chômeurs et précisait même l’œuvre à entreprendre. Le conseil municipal (28 et 30 décembre) vota des crédits pour travaux d’utilité publique destinés à occuper « les » classes ouvrières, soit 10 centimes additionnels et une journée de prestations et réclama une aide à prélever sur la subvention de 4 millions mise à la disposition du ministre des Tra­vaux publics. La somme allouée à La Teste fut seulement de 500 francs ; le conseil rapporta alors ses décisions financières antérieures (11 février 1847) en dépit d’une détresse inaccoutumée et de la volatilisation des fonds extraordinaires mis à la disposition du Bureau de bienfaisance. Avant la lettre, Hameau avait donc voulu réaliser un de ces ateliers nationaux qui, l’année suivante, devaient prendre une grande importance et aboutir à des événements sanglants. Le 14 février 1848, le conseil arrêta que « la mendicité serait permise aux seuls pauvres domi­ciliés dans la commune, et qu’aux lieux les plus convenables des poteaux seraient placés indiquant la défense de mendier pour qu’ensuite les mendiants étrangers qui ne tiendraient pas compte de cette résolution soient reconduits hors de la ville ». Il est facile de deviner quel terrain favorable constituait à l’extension des idées révolutionnaires un pareil état de la population. D’autre part, fait peu connu, la forêt était devenue un véritable maquis servant de refuge à de nombreux sujets poursuivis pour délits politiques ou de droit commun. Si la population indigène était encline aux vols de bois, la population clandestine, elle, vivait de rapines et commettait nombre de vols, surtout dans « les domaines de la boulangerie et de la boucherie ». Par insuffisance de la police, le maire, ici encore, se borna seulement à dissimuler son impuissance aussi bien que cela lui était possible.

Certains faits symptomatiques de l’état des esprits méritent d’être signa­lés. Le 9 mai 1846, Hameau dut intervenir dans une grave affaire de destruction d’objets militaires. Le capitaine commandant la Garde nationale lui fit connaître « qu’il avait été contraint de retirer la caisse des tambours Lesca et Labassa, mais que les habits qui leur avaient été donnés ne lui avaient pas été remis parce qu’ils en avaient disposé à leur profit et que le tambour Labassa avait également un sabre qu’il ne voulait ou ne pouvait représenter ». Les conseillers municipaux eux-mêmes suscitèrent à leur président les difficultés majeures. Après seize absences consécutives sans excuse, Louison Lesca fut déclaré démissionnaire d’office (20 décembre 1847), Hameau, devant une opposition houleuse, prit les curieuses me­sures suivantes : « 1″ aucune excuse ne pourra être admise pour absence si le con­seil n’a pas été prévenu de cette absence à la séance où elle a eu lieu ; 2e aucun membre ne pourra prendre la parole qu’après avoir demandé et obtenu l’autori­sation ; il présentera ses observations debout et la tête découverte. Toute infrac­tion entraînera un rappel à l’ordre consigné au procès-verbal. Sont exceptés de cette obligation le président et le secrétaire du conseil, mais seulement en ce qui concerne les observations qu’ils peuvent avoir à faire et les renseignements à donner pour éclairer la marche des débats ». Ces décisions entraînèrent la sortie immédiate de trois conseillers, et trois jours après la démission d’un quatrième.

Cette tempête générale provoquée par l’état social, les idées politiques de Hameau et son terrible caractère resté légendaire jusque chez ses collatéraux les plus éloignés se termina de façon inattendue. Le 18 mars 1848, Oscar Déjean pré­sidait la séance du conseil municipal. Il donna connaissance de deux arrêtés de Chevallier, délégué du Gouvernement provisoire à Bordeaux, dont l’un révoquait Hameau de ses fonctions de maire. Le 23 mars, son successeur Déjean, nommé par Chevallier, lut « une lettre de M. Hameau par laquelle il avisait ses collègues qu’il avait donné sa démission de conseiller municipal et les remerciait du loyal con­cours qu’ils lui avaient prêté durant son administration ». Hameau partait seul. Seul il respectait son serment de fidélité au Roi. Encore une fois, résigné, il décou­vrait aux yeux de tous l’origine du différend qui depuis longtemps le séparait des autres représentants de la population. Désireux de rompre tout lien le rattachant à un régime dont il n’approuvait pas le désordre démocratique, il tenta mais ne put obtenir (21 octobre 1848) sa radiation de la liste des jurés. Et la vie politique de cet homme digne se termina comme elle avait commencé : il reprit sa place parmi les plus imposés, car la Seconde République, qui devait plus que n’impor­te quelle autre porter au maximum la souveraineté des majorités populaires, laissa subsister cette institution aux apparences réactionnaires. Le 27 janvier 1851, pour la dernière fois, Hameau apposa sa signature sur le registre des délibéra­tions, avec la nette fermeté des jeunes années, les mêmes festons, les mêmes vo­lutes graphiques entourant et ornant les initiales D. M. (docteur en médecine). Il mourait le 1er septembre 1851.

Le conseil municipal de l’époque ne crut pas devoir saluer de paroles offi­cielles la disparition de l’ancien maire redevenu simple citoyen, de cet homme à l’apparence calme, à l’existence paisible et uniforme dissimulant une vie intérieu­re dévorante et bouleversée de tumulte. C’est longtemps après (10 février 1853) que, Lamarque de Plaisance étant maire, Dumora, conseiller municipal, prononça de manière inopinée l’éloge de ce « médecin habile, homme vénérable et vénéré, citoyen enfin qui par la science et ses vertus honora son pays et le servit toute sa vie dans les soins qu’il donna à ses semblables et surtout aux classes indigentes de la localité ».

 

Justice enfin rendue

Quarante ans et plus passèrent. Cachée par l’indifférence et le silence des hommes, la justice infaillible du temps dissipait l’immense modestie dont notre illustre confrère avait environné une oeuvre qu’il sentait exacte et savait trop pré­coce. En 1895, la municipalité de La Teste décida de donner le nom de Jean Ha­meau à la place principale de la ville, jusqu’alors place Tournon. En 1899, une souscription fut ouverte par la Commission du monument où figuraient Arnozan, Bouchard, Fr. Franck, Grancher, Landouzy, Lanelongue, Pitres et Régis pour ne citer que les plus illustres parmi ceux qui voulaient apporter leur hommage au « médecin du désert ». La ville de La Teste vota une subvention de 2.000 francs (15 février 1899) et décida (24 juin 1899) que le monument serait érigé place Jean-Hameau.

L’inauguration eut lieu le 27 mai 1900, par un temps magnifique. Le fils et le petit-fils de Hameau le Grand étaient présents. Si le médecin fut loué par ses pairs de façon magistrale, l’homme politique fut pris à partie par le maire du temps dans un discours grotesque et ridicule, peut-être destiné au seul usage local. Sans étudier ses réalisations, il reprocha à son éminent prédécesseur d’avoir été appelé à la tête de la commune, non par les suffrages populaires, mais par la désignation royale. Puis, il se lança dans une opposition de la démocratie aux rois « qu’il ne faut pas tuer mais empêcher de naître » !

Quarante ans et plus passèrent encore. La malchance poursuivait Hameau au-delà du tombeau. Par lettre préfectorale (11 janvier 1942), on apprit que la sta­tue allait être enlevée « par suite des nécessités impérieuses résultant de la mobi­lisation des métaux non ferreux ». Aucune protestation ne fut prise en considéra­tion. L’administration paya 11.600 francs, terme moyen entre le prix inestimable du souvenir et la valeur artistique nulle de l’effigie hamélienne. « 387 kilos à 30 francs le kilo », telle fut la dernière et dérisoire oraison funèbre de l’homme dont le nom figure dans les traités de médecine du monde entier.

Aujourd’hui, l’homme politique, entièrement et injustement oublié, s’est effacé derrière le médecin, dont le souvenir lui-même est estompé par la confusion et l’imprécision des idées. Lorsque le pain doré de la victoire fit son apparition sur les tables familiales, mille se demandèrent de quels cataclysmes pathologiques ils étaient menacés, car ils savaient que le maïs pouvait « donner des maladies ». Peu connaissaient le mot de pellagre, aucun ne l’avait lu sur le socle de la statue de Hameau. De lui, ne persiste dans les esprits qu’un nom de voie passante à peu près vide de tout contenu. Un jour, peut-être, une République au matricule encore imprécis détruira cet ultime vestige que la froideur indifférente de la pierre mon­tre aux regards distraits d’innombrables humains. Hameau aura alors atteint la forme définitive de la gloire, celle qui, le nom de l’homme-auteur effacé dans l’en­combrement des mémoires par l’usure des ans, ne laisse persister dans la séré­nité de l’anonymat que l’œuvre indestructible et solitaire.

Docteur François LACASSIE

N.D.L.R. :

La ville de La Teste de Buch a célébré le 14 novembre 1979 le bicentenaire du Docteur Jean Hameau, précurseur de Pasteur.

Nous remercions M. le docteur François Lacassie de nous avoir autorisé à l’occasion de ce bicentenaire de reproduire dans notre bulletin cette étude de son père, le regretté docteur René Lacassie, parue dans le Journal de Médecine de Bordeaux de juillet 1949.

Les quatre sous-titres sont de notre rédaction.

 

1. M. Clément Ramond, maire de La Teste, m’a donné toutes les facilités indispensables à l’édification de ce travail : qu’il veuille bien trouver ici mon remerciement.

 

Extrait du Bulletin n° 22 de la Société historique et archéologique d’Arcachon et du Pays de Buch du 4e trimestre 1979

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