C’était en décembre 1915
Les articles choisis ici sont tirés d’un second journal local, L’Avenir d’Arcachon, dirigé par l’ancien député de la Gironde Albert Chiché (jusqu’en 1902), à la fois boulangiste et socialiste, et brillant orateur. On en mesure ici la plume humoristique acérée, notamment envers le maire Veyrier-Montagnères, adversaire politique qu’il accuse de despotisme en le comparant à un pacha ottoman (l’empire turc est alors l’allié des puissances centrales). En pleine guerre, son humour est un humour noir au second degré, qui dépeint une sorte de gaieté prophylactique, pour conjurer le sort fatal du lendemain, notamment via les spectacles comiques, dont deux exemples sont cités ici au théâtre municipal de l’Olympia. Le rire est également présent sous forme d’autodérision à l’adresse du public arcachonnais, non dénuée d’un sentiment de supériorité démagogique, propre à l’élite sociale, à l’égard des Testerins, manifestation classique de l’opposition entre les deux communes.
La différenciation sociale se voit bien aussi dans la manière dont il oppose – lui et sa supposée lectrice dont le courrier est reproduit dans le journal – les officiers à l’allure distinguée et correcte aux poilus sales et « débraillés », dans sa description du public de l‘Olympia. Il est vrai que cela lui permet de comparer le dénuement de ces derniers avec celui des valeureux soldats de l’an II et de faire allusion à leurs souffrances dans la guerre de tranchées qui s’éternise (la mauvaise nourriture est quant à elle évoquée dans la Revue des Alliés). Si les combattants sont présents à ces représentations, ce n’est pas parce qu’ils sont blessés et hébergés dans les hôpitaux militaires locaux, comme on l’a vu dans les chroniques de l’été dernier, mais parce qu’ils sont en permission. En effet, inexistantes au début d’une guerre qu’on espérait courte, celles-ci se mettent en place à partir de l’été 1915, sous la pression sociale et politique : qualifiées de « court congé » par Chiché, elles sont d’une durée de six jours, petite parenthèse pour retrouver sa famille et se divertir.
Dans ces articles, la guerre est surtout présente dans ses conséquences locales, économiques et sociales. Ils nous montrent l’importance du « front » de l’arrière. Certes, les Arcachonnais continuent à festoyer dans les théâtres, notamment les femmes comme on le voit ici, et font certainement figure de « planqués » aux yeux des combattants. Mais une nouvelle image de la femme surgit au détour d’un tableau de la revue rapporté par la lectrice, celle de la « garçonne », aux cheveux coupés mi-longs, qui remplace les hommes au travail. Le financement de la guerre est suggéré par le titre de la revue Versez votre or : en effet, le premier emprunt de la Défense nationale est lancé en novembre 1915. Surtout, la fin du premier acte de la Revue des Alliés est consacré à la hausse des prix des produits de première nécessité, ici les légumes, en raison des difficultés de ravitaillement. En effet, entre 1914 et 1916, les prix en France ont augmenté de 50 %. La condition des familles est de plus en plus difficile.
Le prix des combustibles fait naturellement partie de cet ensemble : l’article signale à Arcachon « l’augmentation considérable du prix des charbons », notamment à cause du passage des mines du Nord et de l’Est aux mains allemandes. Outre son pouvoir calorifique utilisé pour le chauffage et la force motrice, la houille ou charbon de terre servait également par distillation à produire du gaz d’éclairage ; c’est pourquoi ce thème est abordé ici. La Compagnie du gaz et de l’électricité d’Arcachon, qui avait pris la suite de la Société anonyme d’éclairage et de chauffage d’Arcachon, créée en 1892 par la Société immobilière d’Arcachon, a le monopole de l’éclairage public. En 1914, la ville n’a pas encore un grand réseau électrique : il est limité à la traction du tramway, inauguré en 1911, au Casino mauresque, au boulevard-promenade inauguré en 1914, et aux rues avoisinant le Casino Deganne. C’est pourquoi l’éclairage au gaz est encore prédominant, à partir de l’usine à gaz située derrière la gare.
Or la compagnie, à cause de l’augmentation des prix du charbon et afin de faire des économies de prix de revient, s’est vue dans l’obligation de supprimer l’éclairage entre six heures du soir et six heures du matin, transformant la Ville d’hiver en « Forêt noire », comme le dit Chiché avec humour, transposant une expression de la géographie montagnarde allemande, terme repris par sa lectrice-contributrice. Pauvres privilégiés privés de sortie vespérale…. Heureusement que le populiste démagogue Chiché prend leur défense contre le maire, qui avait accédé en conseil municipal à la demande de la compagnie d’augmenter les tarifs des abonnements de sept centimes par m 3, y compris pour les particuliers. C’est ainsi qu’il retranscrit en détail dans le journal (je n’ai pas tout reproduit ici) un jugement rendu le 9 décembre contre la compagnie, en faveur d’une abonnée qui avait refusé de payer le supplément. En effet, les contrats qui sont signés entre les particuliers et la compagnie ne peuvent être modifiés par qui que ce soit en dehors des parties prenantes. C’est l’argument développé par la justice de paix.
Chiché incite tous les abonnés qui avaient déjà payé à se faire rembourser et à ne plus payer de supplément à l’avenir, développant l’argument que la compagnie fournit en fait un service qui devrait être considéré comme public, pour l’ensemble de la communauté arcachonnaise. On voit bien par là que son unique but, comme on l’a déjà dit au début, est de croiser le fer avec le maire. Il accuse ce dernier de s’être immiscé dans des contrats privés, mais par ailleurs lui demande d’intervenir auprès de la compagnie pour régler la situation ; que voilà une belle contradiction ! La compagnie en tous cas menace purement et simplement de se pourvoir en cassation et de cesser toute fourniture de gaz. On verra ce qu’il en est dans les prochains numéros de l’Avenir. Une chose est certaine : la guerre n’apaise pas les tensions locales…
Armelle BONIN-KERDON