C’était en juillet 1918
Dans le cadre des commémorations du centenaire de la Guerre 1914-1918, la Société historique propose chaque mois une chronique correspondant à la même période de l’époque, il y a exactement cent ans.
Elle s’appuie sur les journaux locaux qui offrent la régularité nécessaire d’une source facilement identifiable.
Armelle Bonin y ajoute un commentaire qui permet d’expliciter le contenu des articles reproduits, d’en donner le sens souvent caché ou la vraie version d’une présentation édulcorée. Il permet aussi de les resituer en allant du contexte local au national et parfois même jusqu’à l’international.
Il y a 100 ans…
La chronique de ce mois est issue de La Vigie d’Arcachon et de ses articles traitant de la « distribution des prix à l’École Saint-Elme » le 15 juillet. Les locaux de cette dernière sont occupés par l’hôpital militaire complémentaire n°28 depuis août 1914 ; elle est réduite à un externat, dont les cours ont lieu au 190 boulevard de la plage. Nous voyons que le Casino de la plage, qui n’est plus hôpital militaire depuis la fin août 1916, met sa salle de spectacles à disposition pour cette fête annuelle de clôture des classes (au 14 juillet depuis 1912, avec une rentrée au 1er octobre). Comme le dit son directeur, le chanoine Bacheré, c’est « la quatrième distribution de guerre », et nous savons déjà (voir la chronique d’août 1916) qu’il a pris l’habitude à cette occasion de rendre hommage aux anciens élèves morts pour la France au cours de l’année écoulée. C’est le cas ici pour trois d’entre eux, dont nous ne reproduisons pas le panégyrique complet, « précédés dans la mort et dans la gloire » par « dix-sept camarades ».
Cette fois-ci, c’est un peu différent : après avoir laissé la parole au lieutenant-colonel Godon, président des vétérans de la guerre de 1870-1871 et de la cérémonie, le chanoine Bacheré fait un long discours où il développe avec un art oratoire consommé sa conception de la guerre. C’est ce qui intéresse l’historien, d’autant que le journal reproduit ses paroles in extenso. Il s’adresse aux jeunes élèves et lauréats ainsi qu’à leurs parents et amis, qu’il prend « à témoin » dans un registre émotionnel puissant. Il s’agit de réconforter l’assistance après ces quatre années de deuil et de souffrances « indicibles », mais aussi et surtout de la galvaniser en ravivant la flamme patriotique en cet été où rien n’est encore joué, malgré « les promesses de victoire » qui « s’accumulent ». En effet, ce même 15 juillet, le général allemand Ludendorff lance encore une grande offensive, entre Reims et l’Argonne, et sur le front de la Marne. Le journaliste a raison d’évoquer « les angoisses de l’heure », car nul ne sait comment vont évoluer la seconde bataille de la Marne et la contre-offensive du 18 juillet. À travers les citations publiées par La Vigie – dont deux concernent des anciens élèves de Saint-Elme, les lecteurs sont conscients que la guerre continue à déployer toujours davantage sa force de destruction industrielle ; canons et avions multiplient les bombardements, dont ceux à « obus toxiques ».
Pourtant, face à cette modernité, Bacheré mobilise les « héros de la guerre en dentelles », les « grandes images » du roman national de l’Histoire de France, individuellement ou collectivement. Certes, il prend la peine de citer les soldats de la Révolution et de l’Empire, mais on sent bien que son cœur penche pour ceux de Fontenoy, « si chevaleresques ». La « noblesse » des « trois jeunes et beaux soldats de France » « tombés face à l’ennemi », garants de « l’honneur, de la vertu, de l’héroïsme », rejoint les valeurs aristocratiques de ce que Bacheré appelle « le héros classique », celui de l’armée de métier sous la monarchie, dont le « ressort principal » serait « la volonté », « l’activité de l’âme ». Critiquant les premières études psychologiques parues sur la déshumanisation des combattants induite par la guerre en cours, présentée comme une « rupture complète avec le passé », Bacheré récuse « le pur automatisme » qui ferait d’eux des machines sans pensée mues par la simple obéissance à leurs chefs. Ce faisant, il s’inscrit dans un débat qui agite aujourd’hui encore les historiens, à propos des capacités des soldats à tenir coûte que coûte et si longtemps : le font-ils par contrainte ou par consentement à des valeurs patriotiques solidement intériorisées ?
Bacheré se situe dans la deuxième hypothèse en mettant en avant la « grande cause pour laquelle ils ont versé leur sang ». Leur mort, dans ce qu’il appelle déjà « la grande guerre », « nous assure que la patrie vivra ». Son patriotisme est celui de la France éternelle, personnifiée dans l’expression maternelle « Douce France », pour laquelle ses enfants se battent, en défendant son « sol sacré ». En tant qu’homme d’église, il développe ici un « culte de la patrie », imbriquant foi et civisme. C’est autour de ce dernier qu’il veut réunir, comme l’écrit le journal, la « communion étroite des âmes bien françaises » dans le « souvenir pieux » des « glorieux morts ». Ceux-ci sont comme des saints laïcs, « des modèles dont l’imitation s’impose » aux jeunes élèves de Saint-Elme. Ils se sont sacrifiés sur l’autel de la patrie, en « victimes conscientes du devoir ». Bacheré va même jusqu’à parler, dans un élan mystique étonnant d’outrance, de « course à la mort pour des fins glorieuses », de « souveraine grandeur » du métier des armes. Nulle remise en question de la légitimité de la guerre, qui apparaît comme une gigantesque ordalie, puisque le « sacrifice absolu de soi-même » est « connu, accepté, embrassé », à l’instar de celui des martyrs chrétiens. La « théorie du consentement » trouve dans le discours de Bacheré l’une de ses plus brillantes justifications, si l’on peut dire. Il est vrai qu’il pérore loin de la réalité du front et que son propos est là avant tout pour que « les épouses et les mères douloureuses », de plus en plus nombreuses, trouvent dans le « deuil consenti » un sens au trépas de leurs maris et fils.
Le réconfort le plus grand vient néanmoins du fait que Godon aborde clairement la fin de la guerre : il fait allusion aux divisions de la « libre Amérique » qui vont permettre aux alliés de « sonner le glas du boche » sur le front Ouest. Bacheré pense à la « France de l’après-guerre » qui devra se livrer à une « grande œuvre d’apaisement et de restauration ». Mais son idéologie belliciste persiste car, dans « le monde apaisé » de demain, pourra se faire jour « un grand danger pareil à celui d’aujourd’hui ». En l’occurrence, l’avenir lui donnera hélas raison, mais il aurait pu assigner aux jeunes sous sa responsabilité une autre place que celle d’une « réserve préparée » de combattants dans la lignée directe de leurs aînés.
Armelle BONIN-KERDON