C’était en mai 1918
Dans le cadre des commémorations du centenaire de la Guerre 1914-1918, la Société historique propose chaque mois une chronique correspondant à la même période de l’époque, il y a exactement cent ans.
Elle s’appuie sur les journaux locaux qui offrent la régularité nécessaire d’une source facilement identifiable.
Armelle Bonin y ajoute un commentaire qui permet d’expliciter le contenu des articles reproduits, d’en donner le sens souvent caché ou la vraie version d’une présentation édulcorée. Il permet aussi de les resituer en allant du contexte local au national et parfois même jusqu’à l’international.
Il y a 100 ans…
La chronique de mai 1918 aborde le thème du front économique de l’arrière, c’est-à-dire la bataille du ravitaillement de la population. En passe d’être perdue par l’Allemagne, victime d’une disette générale, elle est menée par l’État français comme « une force de résistance » de la nation, à travers la mise en place progressive, « dans l’intérêt général », d’une économie administrée. On en découvre ici l’un des points essentiels : « l’organisation » de la consommation par « une carte individuelle d’alimentation ». La presse locale avait déjà à plusieurs reprises évoqué les pénuries de denrées de première nécessité, ainsi que les privations qu’elles occasionnaient. L’inflation avait nécessité la taxation de leurs prix depuis avril 1916. En ce printemps 1918, la situation s’est encore aggravée : les énormes besoins militaires, l’encombrement des réseaux de transports, notamment à cause de l’arrivée des troupes américaines, les difficultés d’importation suite à la guerre sous-marine, l’afflux de réfugiés, bouches supplémentaires à nourrir, etc.., obligent à aller encore plus loin. Ici comme ailleurs, c’est une « tâche ingrate entre toutes de ravitailler Arcachon et ses nombreux étrangers ».
La Vigie d’Arcachon rend un hommage appuyé à l’action du maire dont elle se fait régulièrement l’écho, contrairement à son concurrent L’Avenir d’Arcachon, très critique. Elle souligne le bien-fondé de ses achats en gros de pommes de terre, ayant permis une revente aux particuliers à « des prix au-dessous de la taxe », ou le fait que les farines « n’ont jamais fait défaut à Arcachon », et ce depuis 1914. En effet, depuis lors se réunit autour de lui « tous les samedis à 17h » le « Comité local d’alimentation ». À Bordeaux, il fait également partie, depuis le début de la guerre, de la commission permanente girondine de répartition des farines. C’est l’embryon du système que l’État reprend ensuite à son compte, tant au niveau national qu’au niveau déconcentré des préfectures (comités départementaux de ravitaillement). La carte individuelle d’alimentation incarne ces trois niveaux de centralisation administrative : la municipalité fait remonter les besoins des administrés via des « feuilles de déclaration » et leur distribue les cartes éditées par le ministère du Ravitaillement général (créé en avril 1917) qu’elle valide ; le préfet joue le rôle intermédiaire de courroie de transmission et d’organisme de contrôle.
Les journaux sont sollicités pour faire la « propagande » de l’action gouvernementale. Après la mise en place en février 1917 par le gouvernement Édouard Herriot d’une carte familiale de pain et de sucre, la loi du 10 février 1918 remplace cette dernière par un dispositif plus complet portant sur les personnes, entré en vigueur à partir d’avril. Une circulaire du 21 mars 1918 enjoint à la presse de « fixer dans l’esprit du public la raison d’être et le mécanisme du régime nouveau de la consommation». C’est ce que fait La Vigie d’Arcachon, précisant que c’est « un moyen pratique de participer à la répartition des denrées contingentées ». Surtout, c’est une oeuvre de « justice », il est « équitable de réserver certaines quantités » « aux familles les moins fortunées ». En effet, ces dernières ne pourraient pas se les procurer au prix fort. Le but est « de mettre un frein aux menées d’accaparement et de spéculation », vocabulaire déjà utilisé lors de la Révolution française. Les commerçants se sentent particulièrements visés, pour leurs éventuels « profits illégitimes » et « manœuvres frauduleuses », punis par la loi. Avec une ironique flatterie, le journal s’efforce de faire appel à leur « patriotisme », leur « bonne foi » et « leur dévouement », alors même que certains d’entre eux s’étaient plaints auprès de L’Avenir d’Arcachon de la vente des pommes de terre à prix coûtant par le maire. Agents d’une économie privée libérale, ils devront dorénavant se faire « les auxiliaires indispensables des services publics ».
Le début de l’éditorial de La Vigie est consacré aux « explications » fournies aux lecteurs afin de faciliter leur usage de la carte. Les consommateurs sont classés en cinq catégories suivant leur âge et la pénibilité physique de leur travail : E pour « enfant » de moins de 3 ans, J pour « jeune » (enfant), A pour « adulte » à partir de 13 ans (pas d’adolescence à l’époque !), T pour « travailleur » adulte « se livrant à des travaux de force », V pour « vieux » (plus de 60 ans). À la fin de 1918, une nouvelle catégorie sera définie pour les travailleurs agricoles : C comme « cultivateur », et la limite d’âge des adultes sera repoussée à 70 ans, prenant en compte le travail des personnes âgées. La lettre est affichée en majuscule sur le dessus de la carte de chaque titulaire, comme on le voit pour le « J » de l’enfant de 7 ans, réfugié belge à Arcachon logé à la villa Minerve, 4 allée Bouillaud.
Les catégories permettent de définir les rations allouées à chacun pour un mois, la carte étant valable six mois, la première comportant donc des coupons d’avril à septembre 1918. Ainsi le journal donne-t-il l’exemple des 100g, ration journalière de pain d’un titulaire de carte « E », matérialisée par un ticket (3 kg par mois de trente jours), par opposition aux 400g du travailleur de force (12 kg par mois, à raison de 120 tickets par mois, en échange du coupon n°1). Les rations ont d’ailleurs diminué, puisque 700g étaient dévolus à ce dernier en 1917 ; elles remonteront logiquement en novembre 1918, à 500g dans ce cas. La carte sert également pour le sucre, par l’utilisation d’un coupon mensuel n°2 : là, ce sont les enfants et les vieux qui sont favorisés, à raison de 750g, les autres catégories se contentant de 500g. Les coupons n°3 sont utilisés pour la saccharine, substitut du sucre, avec des quantités fixées par le préfet. Nous constatons qu’à Arcachon des coupons spécifiques servaient aussi pour le charbon et pour le pétrole, leur valeur variait en fonction des approvisionnements.
Armelle BONIN-KERDON