C’était en octobre 1915
La chronique de ce mois-ci comprend un texte réparti à cause de sa longueur sur les « unes » de deux éditions successives de La Vigie républicaine d’Arcachon. Il est rédigé par le président de la Chambre des députés, Paul Deschanel, dans le Manuel général de l’instruction primaire, périodique dirigé par Ferdinand Buisson et destiné aux instituteurs et institutrices (de plus en plus nombreuses en temps de guerre). Il reproduit une lettre à leur adresse, complétée par des extraits de son discours devant ses confrères dix ans auparavant (1905) concernant le rôle de l’Instruction publique (nom de l’époque pour « Éducation nationale »), toujours d’actualité à ses yeux en 1915. Il se présente comme une « leçon » de guerre faite aux enseignants de l’école élémentaire, mais aussi une transposition de celle que ces derniers adresseront à leurs élèves, et enfin celle que le journaliste fait à l’opinion publique. Il s’agit une fois de plus (voir notre chronique d’avril 1915/2015) de « mobiliser » les esprits via l’école républicaine, cette fois à travers l’histoire et la géographie, mais nous constaterons que ce texte riche a encore du sens aujourd’hui, en un écho troublant des débats actuels sur l’enseignement de l’Histoire et le « roman national ».
Deschanel commence par un hommage appuyé au « sacrifice » des instituteurs tombés au front, eux pourtant « attachés à la paix » (il n’ignore pas que le pacifisme était répandu dans le corps enseignant) et qui ont été « les premiers à donner l’exemple ». Il utilise un vocabulaire religieux pour qualifier leur « tâche sacrée » d’éducateurs « apôtres », qui sonne étrangement dans une école laïque, mais n’oublions pas le « catéchisme républicain » des « hussards noirs ». Pour les toucher en ces temps de rentrée des classes (alors le 1eroctobre), il multiplie les expressions flatteuses pour ceux « qui élèvent le peuple », les « éveilleurs d’idées ». Il les exhorte, dans une analogie guerrière, à « tuer l’ignorance », ce « péril mortel », par la « claire raison », de « ceux qui savent, qui comprennent ». La « pensée suprême » est « le salut de la patrie », il faut préparer « l’enfance au devoir civique, au devoir militaire », l’armer « moralement », et pas seulement par le raisonnement : Deschanel rappelle au passage les fondements de l’école de Jules Ferry, qui exaltent aussi dans les jeunes cœurs « idéal, enthousiasme, et foi ». Dans le moment présent, il s’agit de sensibiliser les esprits en montrant les cartes des combats victorieux.
Pour Deschanel, la première chose à comprendre et à faire comprendre est la linéarité de l’histoire de France : « Tout s’enchaîne, tout s’éclaire ». Il faut prendre un « recul nécessaire » et voir au-delà du « moment présent ». On est ici dans une conception hégélienne et téléologique de l’Histoire, où la guerre franco-allemande s’inscrit dans une trame multiséculaire de causalités, notamment parce que la France, privée de frontières naturelles au nord et à l’est, a toujours été une proie facile. Elle aurait dû, pour lui, chercher à empêcher l’unité allemande sous l’égide de la Prusse, et savoir tirer les leçons de la guerre de 1870-1871. Certes, la croyance au progrès de Deschanel lui fait naïvement espérer que « la science tuera la guerre », mais, en attendant, pour ne pas devenir « les vassaux de l’étranger », il faut livrer des « campagnes libératrices ». Au moment où les prémices d’une recherche de paix se font jour, Deschanel souhaite resserrer les rangs, autour de « notre chair », « notre sang ».
L’Histoire qu’il propose aux instituteurs de 1915, c’est celle du « roman national », celle d’une France idéale. D’abord il prend bien soin de rappeler en ce qui concerne les instituteurs que « leur patriotisme n’est point fait de haine contre l’étranger ». Il réfute ainsi tout amalgame avec le nationalisme agressif. On retrouve ici en filigrane la théorie de la guerre française défensive, au nom des droits universels de l’homme (« salut de l’esprit humain », « dignité », « justice »), dont la France est garante dans sa « mission historique ». « La France doit vivre pour la liberté du monde ». Cette France, c’est celle « du beau rêve du xviiie siècle », de « l’esprit de la Révolution, à la fois national et humain ». Mais il est à noter que, à l’instar d’un Michelet, Deschanel fait ici la synthèse avec l’Ancien Régime : il glorifie la «grande politique si avisée de l’ancienne France », dans la mesure où elle se battait contre les autres monarchies pour l’indépendance nationale, ou pour les « libertés » des princes allemands divisés. Au niveau géographique aussi, la France est présentée comme idéale : « ici la lumière est plus douce », « la France est un chef d’œuvre », « une merveille unique » ; elle présente « toutes les richesses, toutes les forces, toutes les grâces ».
On comprend qu’une telle description soit faite pour que la France en temps de guerre reste soudée et ait « confiance en elle, en sa puissance, en son avenir », mais un tel message, même outrancier, peut avoir quelque résonance en notre temps de déclinisme aigu, d’auto-flagellation, à la recherche d’une « fierté commune » retrouvée. Au temps de l’accélération généralisée, il est peut-être bon également de rappeler que l’Histoire est « complexe et lente ». Certes, aujourd’hui l’arrogance qui se dégage de ce texte n’est plus de mise, mais, à l’heure des nouveaux programmes d’histoire, il est intéressant de réfléchir à la synthèse du « roman national » et de l’universalité de ce qu’on appelle aujourd’hui « l’histoire connectée » (au reste du monde). Dans ces réflexions de Deschanel, on trouve aussi des éléments très modernes du débat sur la science historique : « Trop longtemps, on a rétréci l’enseignement de l’Histoire aux faits d’armes et aux événements dynastiques », dit-il, préfigurant l’École des Annales. Il ajoute avec Michelet : « Il fallait y faire aussi entrer le peuple et les faits d’ordre économique et moral » (on dirait aujourd’hui « social »).
Armelle BONIN-KERDON