C’était en août 1915
Cette deuxième chronique de l’été 1915 aborde l’autre « manifestation artistique et patriotique » organisée au Théâtre de la nature d’Arcachon, le 29 août, au profit des hôpitaux militaires : cette fois sont concernés les « auxiliaires », dépendant de La Croix-Rouge (Saint-Joseph et Saint-Vincent de Paul) ainsi que La Pouponnière. Il est vrai que l’essentiel des fonds récoltés le 18 juillet avait été versé à Saint-Elme, au Grand Hôtel et à Saint-Dominique, les trois hôpitaux temporaires les mieux dotés en lits (voir nos chroniques des mois d’août et de septembre 1914/2014, ainsi que La Vigie républicaine du 5 septembre 1915). Cette fois, Madame Veyrier-Montagnères veut « gâter » ses petits protégés. C’est peut-être ce qui explique qu’elle mette encore plus de zèle à obtenir la participation de vedettes et la présence d’officiels encore plus prestigieux que lors de la représentation du 18 juillet (deux généraux dont le commandant de la 18e Région militaire, dont la Gironde fait partie, le médecin directeur du service de santé de ladite région, ainsi que le député Cazauvieilh).
Parmi les vedettes, sont cités Mary Boyer1 et Georges Ovido de l’Opéra Comique. Mais c’est surtout Régina Badet, de l’Opéra Comique également, qui a les honneurs des colonnes du journal, à travers l’annonce du programme et surtout à travers une « entrevue » (nous dirions une « interview ») qu’elle a accordée à un journaliste, dont nous reproduisons ici in extenso le récit. Aujourd’hui fort oubliée, elle nous donne l’occasion, en décryptant cette mise en scène journalistique, de réfléchir sur la mise en valeur des célébrités par les media dès cette époque, y compris en pleine guerre, et sur l’image de la femme qu’ils véhiculent. La presse est bien entendu le vecteur quasi exclusif, mais Régina Badet est aussi une vedette du cinéma muet ; La Vigie républicaine du 22 août précise : « tout le monde l’a vue en scène ou sur l’image ». Originaire de Bordeaux, elle est déjà « merveilleusement célèbre ». En 1915, elle a déjà joué dans sept films. Ici, dans la représentation du 29 août, c’est donc sur scène qu’on peut l’admirer, mais non dans son métier d’origine de danseuse, parfois bien dénudée (comme on le voit sur la photo dans le rôle d’Aphrodite). Elle n’est pas chanteuse, mais est devenue comédienne, après quatre années d’étude, précise l’article, qui relate l’essentiel de sa carrière avec abondance de qualificatifs élogieux comme il se doit. Fort opportunément pour le public arcachonnais, le journaliste cite ses débuts au théâtre en 1910 dans La femme et le pantin (voir la photo) co-écrit par Pierre Frondaie, romancier et dramaturge familier de la station balnéaire, et dont les archives sont conservées par la ville d’Arcachon. Si on en croit le programme, elle va donc « déclamer » des poésies patriotiques2 et fera entendre la « délicieuse musique de sa voix », sa « voix délicieusement nuancée », à défaut de chant véritable, contrairement à Mary Boyer.
Ce sont ses intonations « d’une exquise douceur » qu’elle va offrir à « nos soldats ». L’auteur insiste sur son « dévouement sans borne », sa « vénération pour nos admirables poilus » afin de valoriser sa prestation. Il en fait une incarnation de la Patrie, aux « artistiques beautés », sur lesquelles il s’étend d’ailleurs abondamment, perfection de son corps comme celle de son esprit, qualifié de « vivace » et son intelligence de « profonde ». Pourtant ce sont ses qualités de cœur qui sont le plus mises en avant, elles parlent « au cœur des femmes de France » représentées ici par les Arcachonnaises. C’est l’allégorie de la mère-patrie, elle va consoler les soldats blessés avec ses « mots berceurs de mère ». Il dit : elle est « la femme », ses guillemets soulignant le caractère archétypal de son « impulsive sensibilité ». On constate ici combien les clichés de genre étaient prégnants et pouvaient servir la propagande officielle, d’autant que le rôle réel occupé par les femmes était fondamental en temps de guerre.
L’édition du 22 août la compare aussi à une reine qui « descend du trône d’or où l’a portée la gloire pour offrir à nos poilus blessés toute la grâce prenante de son sourire ». La « reine de féérie » est dans la « poussière d’or de Phoebus rayonnant », c’est une véritable divinité, d’où « émane » « un charme » ; le journaliste utilise par deux fois le terme « apparaître » et évoque une « apothéose ». N’est-on pas proche de nos idoles modernes ? Comme celles-ci, notre célébrité doit d’abord être inaccessible au commun des mortels. Seul le journaliste médiateur connaît l’adresse de la villa qu’elle occupe « en plein centre » de la Ville d’hiver et où il est admis à la rencontrer (l’historien ne l’a pas encore retrouvée !) ; seul un chien qualifié de « gentleman », sorte de doux cerbère, est censé en donner l’accès… Dans une pose qualifiée de « délicieusement héraldique », il est dit « élégamment blasé », comme les élites aristocratiques qui côtoient les milieux du spectacle dans les « réceptions de bon ton ».
Pourtant, comme les idoles et les people d’aujourd’hui, Régina Badet doit aussi montrer une certaine proximité calculée avec ses admirateurs. L’auteur décrit les éléments familiers de la Ville d’hiver, le chalet avec sa barrière blanche, les « senteurs balsamiques », l’« irradiante beauté de notre Arcachon », cadre adéquat à une telle célébrité. Surtout, il insiste sur la simplicité et la discrétion de la vedette, qui peut ainsi gagner encore plus facilement l’affection de son public : elle a un « joli geste très simple de bienvenue », son salon est « discrètement meublé », elle est négligemment assise sur son canapé, les jambes repliées sous ses jupes. La mise en scène est donc parfaite, une sorte de téléréalité par l’écrit, et par la plume du journaliste on est censé pénétrer l’intimité de la comédienne : rien de tel pour attirer une assistance nombreuse au stade Matéo-Petit !
Armelle BONIN-KERDON
- Voir l’article de Michel Boyé dans le bulletin de la SHAA n° 159 « Mary Boyer la soprano faussement créole ».
- Dont celles du frère de Mary, Lucien Boyer, chansonnier aux armées, publiées dans La chanson des poilus Paris Salabert, 1918.