C’était en août 1914
(print_link]C’était en août 1914 Cette fois, c’est la guerre pour de bon : « Chacun de nous doit bien se pénétrer de la gravité de l’heure », écrit le journaliste de La Vigie républicaine d’Arcachon le 16 août 1914. D’épée de Damoclès (voir l’article intitulé « Pour nos blessés »), elle est devenue réalité le 3 août, ce qui explique d’ailleurs que le journal du 2 août n’y ait fait qu’une très légère allusion (« circonstances très graves que traverse la France »). Pour le journal du 16, la « conflagration européenne […] vient enfin de se produire » : on voit bien qu’après avoir préparé les esprits à la guerre pendant de longs mois (cf. les chroniques précédentes), il n’hésite pas à se réjouir du déclenchement du conflit, participant ainsi à la propagande nationaliste visant à entretenir le moral de la population. D’autres détails sont encore plus nets : l’expression « quarante-quatre ans d’esclavage » désigne la période allemande de l’Alsace-Lorraine depuis 1870, pour inciter à la « libération » de cette dernière, l’expression « l’insolence de la soldatesque germanique » qu’on doit « réfréner violemment », nourrit la haine de l’ennemi. D’une manière générale, ce qui ressort de ces articles issus de deux éditions différentes de La Vigie républicaine d’Arcachon, c’est la notion de devoir à accomplir, tant pour le soldat arcachonnais sur le front, que pour « le citoyen qui demeure » à l’arrière.Le soldat marche dans les traces de son ancêtre de la Révolution française, le soldat de l’an II, comme le suggère l’allusion à La Marseillaise dans l’article intitulé « En avant ! », du 9 août. Les procédés de répétition rhétorique en mode impératif : « marche », « pars », « va vaincre », même « au prix de ta vie », martèlent le message, non seulement auprès des futurs Poilus auxquels il est censé s’adresser, mais surtout auprès de leur famille, lectrice du journal. Il s’agit de mettre en place une geste héroïque tendue vers la Victoire : la « marche triomphale » y mène, ou bien mène à la mort, suprême « honneur » que fait la patrie à celui qu’elle « préfère à tous les autres », en le voulant « tout entier pour elle ». L’héroïsation épique et glorieuse a incontestablement une vertu d’entraînement, comme on le voit dans le récit du départ sur le quai de la gare des soldats d’Arcachon (« les gars de chez nous ») en train de se dérouler (du 6 au 11 août pour les corps d’active). On y retrouve ce qui est souvent décrit au niveau national comme un élan général d’enthousiasme « la fleur au fusil »: « sourires », « chants », « applaudissements ».Néanmoins, les historiens ont bien montré qu’il faut tempérer cet élan par un sentiment général de résignation. Ici, le journal a l’honnêteté de préciser que, derrière l’apparence (le « paraître »), « l’angoisse se glisse au fond de toutes les âmes », les yeux sont « humides », les larmes « on les cache », par pudeur. Comme le précise l’article « Pour nos blessés », « le sang coule » « à l’heure actuelle », et « nos braves enfants sont tous les jours sacrifiés dans les plaines d’Alsace-Lorraine » (voir en accompagnement de cette lettre électronique sur notre site Internet, le tableau des morts du Bassin en août 1914). En effet, il s’agit de la bataille dite « des frontières », pour reconquérir l’Alsace-Lorraine, lors de la première phase de la guerre de mouvement. Les soldats girondins du 18e Corps d’armée sont en Lorraine depuis le 11 août, en réserve de la 2e Armée, sur l’aile gauche de cette dernière, à l’ouest de Nancy.À l’arrière, « sur ce sol qui n’est point menacé par les hordes barbares », comme le dit La Vigie républicaine en parlant du Bassin, particulièrement loin du front en effet, le devoir est de s’occuper des blessés. Pour ce faire, Arcachon et son Bassin apparaissent dès ce début de guerre comme spécialement « indiqués », d’après l’article du journal. Comme de coutume, on met en avant ses qualités climatiques (« bleu de notre ciel », « grands pins protecteurs », « brise marine »). On insiste aussi sur le calme et le silence de l’environnement, qui s’opposent à la fureur des combats, d’où l’emploi de l’oxymore « douce énergie ». C’est pourquoi, on n’hésite pas à employer l’expression « immense hôpital militaire » pour qualifier la ville dans le futur. La vocation thérapeutique d’Arcachon et de ses environs est ainsi amplifiée en temps de guerre.Sur le plan pratique, nous avions déjà appris dans la chronique de mai dernier la création du premier hôpital auxiliaire boulevard de l’Océan dépendant de la Croix-Rouge. Nous voyons ici que, dès le début de la guerre, il est doublé d’un second, à la clinique Saint-Vincent-de-Paul, – à l’emplacement actuel de la Maison des associations – encore plus important que le premier. La Croix- Rouge organise aussi dès le 17 août un ouvroir au Casino de la plage, qui devient hôpital complémentaire n° 52 à la fin de l’année 1914. Les hôpitaux complémentaires ne dépendent pas de la Croix-Rouge, mais directement des autorités militaires. Nous constatons à la fin de l’article qu’il en existe déjà deux, boulevard Deganne, à Arcachon, à la date du 16 août : le n°28, installé dans les locaux du collège Saint-Elme dès le 2 août, et le n° 29, installé dans l’Asile hospitalier Saint-Dominique dès le 4 août. La mobilisation générale s’était donc accompagnée de celle des « soldats de l’amour et de la pitié ».
Cétait en septembre 1914
C’était en septembre 1914Contrairement à d’habitude, la page de La Vigie républicaine que vous avez devant vous ne résulte pas d’un montage d’articles, mais correspond à la plus grande partie de la véritable « une » du journal. Il s’agit de surcroît d’un article descriptif de type « chronique », ce qui renforce sa lisibilité. Le journaliste raconte de façon très concrète la visite des hôpitaux temporaires déjà existants à Arcachon, qu’il a vraisemblablement effectuée en compagnie du général Vaillard, inspecteur du service de santé du ministère de la Guerre. Nous constatons qu’en sus des quatre évoqués dans la chronique d’août, deux autres sont cités : La Pouponnière, tout juste installé dans la villa qui abritait jusque-là La Société d’Assistance Maternelle boulevard Deganne, et considéré comme annexe de Saint-Elme situé sur le trottoir d’en face, et le futur hôpital privé du Grand Hôtel d’Arcachon. Les hôpitaux privés sont dits « hôpitaux bénévoles », dénomination qui prête à confusion, alors qu’on voit bien ici que beaucoup de bénévoles interviennent d’une manière générale dans ces hôpitaux, soit dans les services administratifs, soit bien entendu dans les services soignants. Le journaliste insiste comme il se doit sur les « personnalités » présentes : Madame Veyrier-Montagnères, femme du maire, est citée pour l’hôpital Saint-Joseph, ainsi qu’un professeur au Collège de France pour l’hôpital Saint-Vincent de Paul.Le but de ces hôpitaux est explicitement rappelé : le retour au front des soldats blessés ou malades, le plus rapidement possible. A Saint-Elme, « beaucoup d’entre eux…promptement rétablis, sont repartis sur les lignes de feu » et laissent la place à « de nouveaux arrivants ». A cette fin, « rien n’est trop beau » pour ceux que l’on nomme « les fils dévoués de la Patrie ». Cette dernière est donc une mère pour eux, à travers les attentions multiples des soignants, qui sont abondamment décrites dans l’article. Dans les deux hôpitaux dépendant de l’armée (Saint-Elme et Saint-Dominique), les soignants sont présentés comme des soldats de l’arrière,ce que suggère l’expression « détachement des infirmiers », alors même qu’ils sont sans doute plutôt perçus comme des « embusqués » par la population. Les salles y portent des noms de batailles ou d’officiers. L’image maternelle est particulièrement bien véhiculée par le symbole de La Pouponnière, où les soldats sont assimilés à de nouveaux poupons, dont les lits auraient grandi comme par magie pour s’adapter à la taille des nouveaux occupants ! On pourrait croire que la mère Patrie s’occupe de ses enfants à égalité, abolissant pour un temps les différences sociales dans l’Union sacrée : ceux qui seront au Grand Hôtel accèderont dans « ce palais » au luxe « que beaucoup d’entre eux ne soupçonnaient pas et qu’ils ne retrouveront plus ». Néanmoins,on s’aperçoit qu’on y trouvera des chambres réservées aux officiers. Quant aux tirailleurs algériens accueillis à l’hôpital auxiliaire Saint-Vincent de Paul, on en qualifie deux avec une certaine condescendance de « braves turcos ».Grâce à cet article, on s’aperçoit de la capacité différente de chacun des hôpitaux à cette date : 400 personnes pour Saint-Elme, 132 pour Saint-Dominique, 100 pour le futur Grand Hôtel, 45 pour Saint-Vincent de Paul, 35 pour la clinique Saint-Joseph, et 25 à 30 pour La Pouponnière.Les statuts différents nous sont déjà connus, les catégories différentes de personnels soignants sont claires : médecins et infirmiers militaires pour les hôpitaux complémentaires, infirmières de La Croix Rouge pour les hôpitaux auxiliaires, ainsi que religieuses de Saint-Vincent de Paul, médecins locaux et dames de la bonne société. A noter tout de même, la présence de militaires partout, ce qui paraît normal. Les différentes spécialités sont elles aussi esquissées, au-delà du terme générique de « convalescence », englobant évidemment l’ensemble : on découvre ainsi que la petite chirurgie se fait à Saint-Elme, que la grande se fera au Grand Hôtel. La clinique Saint-Joseph avec ses blessés « ingambes » a élargi sa compétence orthopédique initiale.On insiste naturellement partout sur l’hygiène et la propreté, et on retrouve avec l’héliothérapie et les mentions d’air et de lumière, les atouts arcachonnais classiques, qu’ils s’exercent sous les arbres de l’intérieur (« immense parc » de Saint-Elme) ou sur les terrasses face à la mer (Saint-Joseph et le Grand Hôtel). L’impression de repos absolu et de silence éprouvée à Saint-Dominique contraste fortement avec la « ruche bourdonnante » décrite à Saint-Vincent de Paul. L’organisation militaire abondamment détaillée pour Saint-Dominique et louée pour sa rationalité méthodologique, où règnent ordre et discipline, en est-elle un élément d’explication, ou bien tout cela s’explique-t-il simplement par une différence de gravité dans l‘état des patients, avant leur répartition ? Des recherches complémentaires seront nécessaires. Quoiqu’il en soit, l’article est volontairement très élogieux et les compliments appuyés. Il est important pour le maintien à Arcachon de ces hôpitaux, utiles aussi pour son économie, et pour le moral de la population, que chacun se persuade de « l’entrain » qui anime les soldats soignés dans la ville.Armelle BONIN-KERDONNotesSur les noms donnés aux salles de l’Asile hospitalier Saint-Dominique :La bataille de Liège est la première bataille menée par l’Empire allemand en Belgique. Le siège commence le 5 août 1914 par l’attaque des intervalles entre les forts situés tout autour de Liège, et se termine le 16 août 1914 à la suite à la reddition du dernier d’entre-eux.La bataille de Dinant, ville francophone de Belgique située en Région wallonne, près de Namur, oppose les troupes françaises à l’armée allemande, du 15 au 23 août 1914. Elle est restée tristement célèbre par le massacre de 674 civils par les forces allemandes.Lors de la bataille d’Altkirch,en Alsace, dans la matinée du 7 août 1914, l’armée française s’empare de la ville et se déplace vers le nord le jour suivant, s’assurant momentanément du contrôle de Mulhouse grâce à un repli stratégique des Allemands.Pau (Paul Marie César Gérald) (Montélimar, 1848 – Paris, 1932). Il est sorti de sa retraite par Joffre qui lui confie de commandement de l’armée d’Alsace dans les offensives prévues par le plan XVII pour récupérer l’Alsace-Lorraine. Malgré ses succès en Alsace, il doit battre en retraite à cause des défaites de Lorraine à Morhange et à Sarrebourg.Chomer (Nicolas Charles), (Metz, 1849 – le Chesnay, 1915), général de division français qui fit la Guerre franco-prussienne de 1870, membre du Conseil Supérieur de la Guerre.Sarrail (Maurice Paul Emmanuel), (Carcassonne, 1856 – Paris, 1929). Il commande le 6e corps d’armée à Châlons-sur-Marne, au début des hostilités et à la bataille de Virton le 22 août 1914. Le 30 août, avant la première bataille de la Marne, il remplace le général Ruffey, limogé par Joffre, à la tête de la IIIe Armée.Curières de Castelnau (Noël Édouard Marie Joseph de), vicomte (Saint-Affrique, Aveyron, 1851 – Montastruc-la-Conseillère, Haute-Garonne, 1944), général, commandant d’armée et chef d’état-major du général Joffre durant la Première Guerre mondiale. Au commencement des hostilités, il prend le commandement de la Seconde Armée. Lors de la bataille des Frontières, il doit arrêter sa progression après avoir subi d’importantes pertes lors de la bataille de Morhange.Oudard (Jules Achille Clément) (Oran, 1847 – ?, 1923), général de division, commandant le 18e corps d’armée en 1911.Voisin (Gabriel), (Belleville-sur-Saône, 1880 – Ozenay, 1973). Pionnier français de l’aéronautique. Sa réussite industrielle et commerciale vien
t avec la Première Guerre mondiale, au début de laquelle il présente au ministère de la Guerre le premier avion à charpente tubulaire entièrement métallique. Équipé d’un seul moteur à hélice propulsive arrière, il offre un cockpit avant très dégagé et peut transporter près de 350 kilos de bombes dans sa dernière version.Renard (Louis-Marie-Joseph-Charles-Clément), (1847, Damblain, Vosges – 1905, Meudon). Ingénieur, inventeur, aéronaute et pionnier de l’aviation. Il devient colonel et directeur du centre aérostatique militaire de Chalais-Meudon et consacre toute sa vie à l’aérostation dirigeable et à l’aviation.Waltz (Jean-Jacques), alias Hansi ou Oncle Hansi, (1873, Colmar – 1951, Colmar), artiste illustrateur. Il s’engage au 152e régiment d’infanterie en tant que caporal. Il est ensuite muté à l’état-major de la division où il est d’abord interprète stagiaire (sous-officier) puis officier Interprète militaire. Il est ensuite affecté au service de la propagande aérienne.Wetterlé (Émile), (1861, Colmar – 1931, Ouchy, Suisse), est un prêtre, journaliste et homme politique d’origine alsacienne. Il est un des artisans du triage ethnique de la population alsacienne-lorraine en 4 catégories, mis en place à l’arrivée des troupes françaises dans le Reichsland.Aimé NOUAILHAS
C’était en octobre 1914
C’était en octobre 1914La chronique de ce mois d’octobre 1914/2014 aborde un sujet très concret, l’une des « œuvres de guerre » d’aide aux combattants, le « Paquetage du Soldat », c’est-à-dire les vêtements complémentaires envoyés en surplus de l’habillement règlementaire fourni en principe par l’armée. Outre l’intérêt habituel d’évoquer la participation locale à un phénomène national, ce thème est un biais qui permet d’aborder plus généralement la solidarité entre le front et l’arrière, ainsi que l’impréparation des autorités à une guerre de position dans les tranchées. En effet, la guerre devait être courte et donc terminée avant l’hiver. L’armée n’avait donc pas prévu d’équiper les soldats contre le froid : on le constate bien en lisant la colonne de gauche (article du 4 octobre 1914), puisque les soldats sont invités à apporter eux-mêmes leurs propres vêtements chauds, qu’ils se font rembourser ensuite. Les familles sont aussi encouragées à en envoyer dans des colis, qui bénéficient d’un envoi prioritaire, ce qui en dit long sur l’urgence de pallier les manques, au moment où l’automne amène les premiers frimas. En cet automne 1914, les uniformes garance sont en train d’être remplacés par les bleu horizon : on est dans un entre-deux, pendant lequel les soldats n’hésitent pas à arborer des tenues non réglementaires, notamment des pantalons de velours confortables. Les lainages s’ajoutent à cet ensemble bigarré.L’urgence se perçoit bien aussi dans la volonté d’organiser la collecte de ces lainages de façon « collective » (article « Du linge pour nos soldats ! ») pour épargner aux soldats les « privations inutiles » et les « maladies graves », pour « adoucir » leur sort « si dur », pour leur « assurer l’indispensable avant l’arrivée du froid » (article Croix-Rouge). Ces derniers « vont avoir sur le champ de bataille à subir les rigueurs de l’hiver ». Le journal, relayant une directive de l’armée, s’appuie sur le fait que toutes les familles sont concernées par la guerre, pour en appeler au patriotisme de l’arrière, en écho au patriotisme de l’avant : l’œuvre « ainsi accomplie » sera « pour la France un inappréciable bienfait ».Il s’agit de faire jouer la solidarité nationale, et d’abord la solidarité entre les genres. L’un des articles du 11 octobre s’adresse « aux vraies Françaises », dont on flatte « les doigts de fée » qui font « des merveilles ». Il est vrai qu’à l’époque il aurait été impensable d’imaginer demander à un père ou un grand-père de s’occuper du linge dans une famille. Aussi est-ce logique de mobiliser les femmes sur ce front domestique, alors leur sphère de prédilection. C’est l’un des éléments de ce qu’on appelle l’effort de guerre féminin, mis en exergue par des cartes postales telles que celles figurant ici. Comme nous le constatons dans le dernier entrefilet, les petites filles sont également mobilisées dans le cadre de leurs écoles, à l’imitation de leurs mères. Toutefois, il est à noter, en novembre 1914, la création à l’hôpital Saint-Elme de « l’École du tricot », où les soldats blessés apprennent à tricoter sous l’égide des infirmières : il est vrai que, là, c’est la fraternité des combattants qui joue, ainsi que le besoin de distraction.La deuxième solidarité est la solidarité sociale entre riches et pauvres. L’appel « Du linge pour nos soldats ! » est en fait un appel aux « privilégiées de la fortune et de l’éducation », dont les « ressources matérielles et morales » peuvent être mobilisées, celles de « l’argent » et celles « du cœur ». On retrouve ici la tradition caritative et moralisatrice des élites sociales, déjà évoquée à propos de la Croix-Rouge et de la création de l’hôpital n°16 au 7 boulevard de l’Océan, dans la chronique de mai dernier. L’État, dont les moyens sont insuffisants, est toujours bien content de pouvoir compter sur la bienfaisance privée. C’est d’ailleurs à la Croix-Rouge qu’il demande ici aussi d’organiser la collecte et la fabrication des colis du « Paquetage du Soldat ». À Arcachon, elle fait d’abord œuvre sociale avant que nationale, en commençant par envoyer des colis aux poilus de « familles nécessiteuses », comme on le constate en bas de la troisième colonne.Les modalités de confection des paquets sont détaillées avec précision : les dons peuvent être faits soit en argent – la Croix-Rouge achète alors le contenu des colis (10 francs* par colis) –, soit en nature – le colis déjà constitué, ou des éléments épars. On peut même faire le don de son travail, en rejoignant l’atelier de la villa du Bon Lafontaine, encore siège actuel de la Croix-Rouge arcachonnaise, rue du Casino, actuellement rue du Maréchal-de-Lattre-de-Tassigny. Le colis doit répondre à un contenu bien précis, que l’on découvre dans l’article Croix-Rouge. Contrairement à ce qu’il est demandé aux soldats d’apporter eux-mêmes (chandail, paire de gants) et hormis le gilet, il s’agit en fait de sous-vêtements, accompagnés de serviettes de toilette et de savon. Le but est de pouvoir changer de linge de corps et d’améliorer l’hygiène de soldats dont nous savons par ailleurs qu’ils ne pouvaient se laver que rarement. La plupart des éléments du trousseau sont en flanelle, étoffe douce, souple et légère, de laine peignée ou cardée, à tissage assez lâche, très douillette à porter et capable de garder la chaleur. Il est à noter que les pièces devaient répondre à des critères de taille : par exemple les chaussettes devaient avoir une longueur de pied de 38 cm à 40 cm. Outre les colis, un article du mois de novembre précise que des ballots ont également été envoyés avec en vrac des vêtements tricotés, vraisemblablement par l’atelier, pour des soldats dépourvus des apports de leurs familles : chandails voisinent avec cache-nez (écharpes) et passe-montagne. Les cache-nez devaient avoir 30 à 35 cm de large sur 1,65 m à 1,70 m de long. Le tout devait avoir la couleur la moins voyante possible dans un souci de camouflage. Le souci règlementaire était donc poussé très loin ! C’est l’armée qui répartissait ensuite sur le front les différents envois.En tout état de cause, la campagne du paquetage semble avoir été fructueuse à Arcachon, comme on le voit sur la colonne de droite. Pour inciter aux dons, le journal publie d’ailleurs cinq listes de donateurs jusqu’au numéro du 20 décembre 1914.Armelle BONIN-KERDON*soit deux fois environ le salaire journalier d’un ouvrier
C’était en novembre 1914
C’était en novembre 1914L’article choisi pour le mois de novembre est reproduit in extenso : il est signé d’un pseudonyme, « Mireille », qu’on retrouve à plusieurs reprises dans le journal, toujours à propos de l’Hôpital militaire privé du Grand-Hôtel, déjà évoqué dans notre chronique de septembre. C’est une sorte de mini-reportage, relatant des scènes prises sur le vif par un témoin oculaire qui ne veut pas se montrer, mais l’intérêt de ce document réside surtout dans ce qu’il révèle de l’idéologie de la narratrice et du système de pensée de son époque. Le thème principal est la description d’un tirailleur sénégalais soigné dans cet hôpital, nommé « Sidi », vocable générique d’origine arabe signifiant « monseigneur » ou « monsieur », très usité alors pour désigner à la fois ces tirailleurs issus de l’ensemble de l’Afrique Occidentale Française et ceux d’Afrique du Nord, quelle que soit leur véritable identité. Pour les Arcachonnais, comme pour les Français en général, ils forment un seul groupe, ayant en commun un « teint basané » et la chechia, couvre-chef qui fait partie de l’uniforme réglementaire (voir la photo d’un tirailleur en bas du document). Ce texte nous permet d’appréhender la vision que les métropolitains avaient des colonisés : la guerre est une occasion de les mettre en contact, et nous constatons ici que c’est chose faite dès le début du conflit, bien avant la création du camp d’hivernage du Courneau à La Teste-de-Buch en 1916.En effet, une dizaine de milliers d’hommes – dix bataillons de tirailleurs « sénégalais » – sont engagés dans les opérations de France en 1914, à la fin de la bataille de la Marne, et surtout pendant la « course à la mer », en Picardie, en Artois et en Champagne. Mal préparés et jetés frontalement dans la bataille en tant que « troupes de choc », réputées pour leur bravoure, comme le proclame le général Mangin dans La Force noire, ils subissent des pertes énormes, et on compte parmi eux de nombreux blessés. Sidi « le soldat noir », est l’un deux. On apprend à la fin du texte qu’il est déjà reparti vers le dépôt, à la fin du mois d’octobre : sa plaie au dos ne devait donc pas être très grave (puisqu’elle a pu être rapidement soignée), malgré la « stupéfaction » de ceux qui la découvrent « large et béante », surpris par la violence engendrée par la guerre. La teinture d’iode et la « brise marine » d’Arcachon ont apparemment fait merveille !Bien des détails corroborent l’admiration que l’auteure de l’article porte au tirailleur, soulignant son courage devant la douleur (« impassible », « imperturbable ») et insistant sur son allure « énergique » et « fière », sa « haute stature », son « aisance » de « sultan » qui en impose. Elle cite aussi son goût esthétique pour l’« immense lustre aux mille bougies » du Grand-Hôtel ou pour le tableau qu’un peintre russe fait de lui (il dit « Beau ! »). L’auteure de l’article est visiblement attachée aux valeurs aristocratiques, elle évoque « les hommages dont on le comblait », qu’il reçoit de « haut ». Une hypothèse est qu’il s’agisse de Madame Jeanne Louise Rott, épouse de Georges Marie Alexandre de la Taille-Lolainville, issu de la vieille noblesse d’épée, capitaine de frégate, ayant fait partie de l’Escadre d’Extrême-Orient avant la guerre, en Indochine. En effet, une Madame de la Taille fut bien infirmière au Grand-Hôtel, y incarnant la présence des élites sociales caritatives traditionnelles parmi les infirmières. Si c’est Madame Rott, elle avait une fille qui se prénommait Mireille. Peut-être avait-elle choisi son prénom comme pseudonyme ?Portraiturer le tirailleur, c’est renforcer son caractère de « héros », de l’hôpital d’abord, « bientôt » « de la ville », dit le texte. Mais ne nous leurrons pas : il l’est d’abord par la curiosité qu’il suscite, parce qu’il est différent, exotique. Il fait certainement un peu peur, car sinon, l’auteure ne soulignerait pas que « les petits enfants eux-mêmes n’avaient pas de frayeur ». Les Arcachonnais avaient-ils croisé des Noirs avant de rencontrer « Sidi » ? On peut en douter, au vu de tous les détails qui insistent sur sa couleur ou son anatomie : le mot « nègre » n’a d’ailleurs pas forcément de connotation méprisante ici ; c’est le mot en usage à l’époque, comme le mot « race », pour ethnie ou peuple. La couleur de sa peau surprend incontestablement : le contraste noir/blanc est relevé à plusieurs reprises (« grand noir aux dents blanches », tête enfouie dans la blancheur « immaculée » de l’oreiller).L’ignorance et la curiosité, quelque peu malsaine, comme devant la grille du Grand Hôtel, débouchent forcément sur des clichés, des préjugés. Ce texte n’en manque pas : comme souvent, y compris de la part de la hiérarchie militaire, le Noir est comparé à un enfant, enthousiaste et naïf, auquel on prête une bonté proche de l’innocence. Lorsqu’il part de l’hôpital, il s’adresse à son infirmière comme à une mère affectionnée, on sent bien ici le vécu de la narratrice. Cela n’empêche pas de rapprocher l’attitude de cette dernière du paternalisme – ici « maternalisme » – condescendant avec lequel on regardait les colonisés : il fallait leur apporter « la civilisation », et d’abord les éduquer, comme on éduque un enfant. Sidi est censé dire à sa maman-infirmière : « Je suis l’enfant de la civilisation que tu m’as fait connaître. » Le langage « petit nègre » prêté à Sidi dans le texte (comme dans « Y a bon Banania »), dont le mot « Kifkif » est d’ailleurs passé dans la langue française populaire, devait être employé pour se faire comprendre et obéir de ces troupes, qui parlaient des dialectes très différents. Il était codifié par l’armée, et des manuels destinés à l’encadrement avaient même été rédigés (exemple : Le français tel que le parlent nos tirailleurs en 1916).Il n’est pas étonnant que ce langage « imagé » ait dû s’accompagner, comme le dit l’article, « de savantes mimiques », qui contribuaient à accréditer un autre des clichés définissant les noirs : leur animalité et donc leur sauvagerie. Ici, Sidi est même présenté comme un anthropophage, ce qui va à l’encontre de l’image du colonisé civilisé, intégré dans l’armée française. Il est vrai qu’il dit réserver cette pratique à la chair de l’ennemi allemand. Cela permet au texte de diaboliser cet ennemi, de le barbariser, de le comparer à un sauvage, face auquel on ne peut opposer que des pratiques de sauvage (« l’atavisme de ma race se réveille » est censé dire Sidi). Ainsi cet article participe-t-il lui aussi de la propagande nationaliste qui entretient l’esprit guerrier à la fois sur le front et à l’arrière. On sait par ailleurs que les troupes noires ont été également diabolisées par les autorités militaires allemandes pendant les combats.Armelle BONIN-KERDON
C’était en décembre 1914
C’était en décembre 1914Nous sommes maintenant au cinquième mois de guerre : il importe de continuer à entretenir la fibre patriotique, au moment où l’espoir d’une guerre courte s’évanouit. Au-delà des poèmes nationalistes et des récits édifiants, nombreux dans les lignes du journal, cet article de fond se propose de faire le point sur « la phase nouvelle » de la guerre et entend préparer les esprits à un combat long et difficile (« la lutte sera longue », « efforts bien plus considérables », « coups bien plus accablants », « durs sacrifices », « longs mois de luttes incessantes »). Il n’aborde pas concrètement le passage à la guerre de tranchées, tout en mettant l’accent sur la difficulté de vaincre une puissance comme l’Allemagne, dont il souligne les « immenses ressources en hommes et en matériel ». Nous avons déjà rencontré cet argument au cours de l’année écoulée, notamment à propos de la Loi des trois ans. Ici, il a pour but de conforter la nécessaire solidarité des Alliés, « nations slaves unies aux nations latines » contre le « militarisme » prussien. C’est surtout l’aide britannique à venir que valorise l’article, empruntant des citations au Times, à travers un discours du premier ministre Asquith, chef du parti libéral, devant le lord maire de Londres.Soutenir la fibre patriotique dans l’opinion publique, c’est d’abord saluer l’ « héroïque vaillance », la « tâche héroïque », la « dure besogne accomplie » par les Alliés. Le corps expéditionnaire britannique (armée de métier) est présent aux côtés des Français depuis août 1914, sous forme de quatre divisions d’infanterie et une de cavalerie, notamment en Artois, dans les Flandres et en Picardie. Il ne faut pas oublier le corps indien, présent jusqu’en septembre 1915, date à laquelle il sera envoyé en Mésopotamie (le texte se contente de l’expression vague « les contingents coloniaux »). Les Britanniques ont subi des pertes « sérieuses », dit le texte : on peut citer la bataille de Mons en Belgique fin août et la défense d’Ypres fin octobre. Ils ont participé à la Bataille de la Marne en septembre, implicitement évoquée par l’expression « échec du plan de guerre germain » (plan Schlieffen). Ce sursaut contre-offensif victorieux permet à l’auteur de se lancer dans un élan propagandiste, décrivant « les impériaux réduits à la défensive », voués « aux plus affreuses calamités », les « derniers efforts de l’offensive allemande », qualifiés de « désespérés ».Dans la même phrase où il évoque ces derniers efforts, il s’efforce d’expliquer que « la lutte est loin d’être terminée » : il est donc, apparemment sans s’en rendre compte, en pleine contradiction. Le désir de galvaniser troupes et opinion publique lui fait passer sous silence l’échec parallèle de l’offensive française sur les frontières de l’est (plan XVII), et le fait qu’après la course à la mer de l’automne, les deux belligérants sont de force équivalente, incapables de se déborder l’un l’autre, chacun sur la défensive. Pourtant, son désir de réalisme est présent également : il indique qu’il faudra « repousser l’envahisseur » des territoires « envahis et dévastés », le refouler « au-delà du Rhin », cite la Belgique, mais non le nord de la France.C’est grâce au renforcement des forces de l’Empire britannique dans une « armée nouvelle » que pourra, d’après lui, se mener la « prochaine offensive », qualifiée de « formidable », en 1915, le déséquilibre jouant cette fois théoriquement en faveur des Alliés : « l’Angleterre prend toutes les mesures indispensables », « elle arme des légions (et non pas des « régions » comme l’écrit le texte dans une coquille) de volontaires ». En effet, le Royaume-Uni et son empire ne connaissaient pas la conscription comme en France, elle ne sera mise en place qu’en 1916. La seule façon de grossir les effectifs de l’armée de métier est donc de faire appel à l’engagement des citoyens : le texte précise que cela se fait par voie d’affiches contenant des « manifestes enflammés », pour « enflammer le courage » des « jeunes hommes ». Il cite le contenu d’une de ces affiches : « le roi (George V) et le pays ont besoin de vous ». Sur d’autres, comme celle très célèbre qui figure en bas à gauche du document, c’est Lord Kitchener le secrétaire d’état à la guerre qui pointe son doigt incitatif vers la future recrue. L’article va même jusqu’à faire allusion à la reprise de l’ordre du jour de Nelson, le vieil ennemi de Napoléon, à la bataille de Trafalgar en 1805, l’Entente cordiale étant censée avoir balayé l’ancestrale opposition entre les Alliés !Cet enrôlement est présenté comme fructueux, et effectivement, on peut estimer que la campagne de Kitchener a permis de recruter une moyenne de 33 000 volontaires par jour ; on dispose déjà de 500 000 volontaires à la mi-septembre 1914. Dans les deux ans qui suivent, s’engagent 2 500 000 volontaires. Cela explique que l’auteur de l’article avance un nombre élevé de Britanniques sur le continent en décembre 1914 (300 000 hommes) et en annonce 500 000 supplémentaires pour le printemps 1915. Malgré cet apport, nous savons que les offensives alliées de 1915 se soldent par des échecs, le front n’est pas percé. Il est vrai que la coordination franco-britannique entre Joffre et French n’est pas optimale, les Anglais et les Français juxtaposent leurs actions plus qu’ils ne les mènent en commun.Parmi les volontaires signalés dans l’article, on trouve les Canadiens et les Australiens, membres des dominions de l’Empire britannique : « Hommes de l’empire, aux armes ! » disait l’affiche, elle a été suivie d’effets. En octobre, un premier contingent de 32 000 Canadiens a effectivement débarqué à Plymouth, comme le précise le journal. À partir de février 1915, ils arriveront à Saint-Nazaire et participeront à la guerre de tranchées dans la zone d’Armentières. Quant aux Australiens, ils participeront surtout aux fronts orientaux, en Égypte pour défendre le Canal de Suez, et à Gallipoli pendant l’offensive des Dardanelles.En effet, depuis l’entrée en guerre de l’Empire ottoman aux côtés des empires centraux le premier novembre 1914, le conflit s’étend aux « peuples de l’orient », comme dit le texte. Le dernier intérêt de l’article réside dans la lucidité précoce de l’auteur face au fait que la guerre est devenue une « mêlée mondiale », et touche « les rives de tous les continents », notamment via les empires coloniaux africains et asiatiques. L’auteur laisse néanmoins transparaître ses doutes (« exagérations », « données tendancieuses »), mais aussi sa peur face à cette dynamique « monstrueuse » qui est à l’œuvre et qui paraît incontrôlable (« guerre de Titans » expression de Von Moltke).Armelle BONIN-KERDON
C’était en janvier 1915
C’était en janvier 1915Ces trois colonnes d’articles se suivent réellement dans la mise en page du journal du 17 janvier 1915 proposé ici. Bien que différentes, elles illustrent toutes la germanophobie, avec un accent mis sur le nationalisme économique. La « guerre économique », qui en est à ses prémices en 1915, peut être menée en effet aussi bien sur le front qu’à l’arrière, par exemple à Arcachon, on le voit ici. Y est créée, présidée par le docteur Aimé Bourdier, médecin-chef à l’hôpital de La Pouponnière, une section locale de la Ligue nationale française de défense industrielle et commerciale, l’un de ces organismes propagandistes semi-officiels anti-allemands qui pullulent dans la France de l’époque.Ce qui frappe d’emblée, c’est la proximité entre nationalisme et racisme. Le terme fort d’ « épuration » est employé à plusieurs reprises, dans une logique d’ethnicisation de l’ennemi, comme on le constate dans le poème-chanson de la colonne de droite. Celui-ci reprend le concept très répandu avant même la guerre (voir nos chroniques précédentes) de « race teutonne », assimilée aux barbares des « Grandes invasions », Huns (« fils d’Attila ») ou « Vandales », terme qui, dans son acception triviale, a l’avantage de faire une allusion directe aux destructions et exactions des troupes allemandes au début de la guerre en Belgique et dans le nord de la France à l’encontre des civils. Le but de guerre est affiché : « il faut détruire cette race ! ». La violence exterminatrice de la guerre est alors verbalisée sans retenue, il est vrai que la shoah n’a pas encore eu lieu.C’est de l’«épuration » économique qu’il est surtout question ici : la France est censée avoir été contaminée parce que le texte nomme « l’infiltration germanique ». En effet, depuis les années 1880, les capitalismes allemand et français sont fortement imbriqués, une osmose économique s’est mise en place entre les deux puissances, sur les plans industriel, commercial ou financier. Des titres étrangers sont placés en France, des capitaux français sont investis en Allemagne, de grands groupes allemands par exemple dans la chimie des colorants, la métallurgie ou les industries électriques et mécaniques, s’implantent en France. La vente des produits allemands en France représentait 161,6 millions de francs en 1898, elle atteint 571,8 MF en 1913.Avec la hausse des tensions internationales après 1911, ce dynamisme fait peur et suscite des réactions nationalistes, qui se concrétisent par des actes dès le début de la guerre. La fondation de la ligue citée dans ce texte se situe dans le droit fil du décret du 27 septembre 1914 qui interdit les relations économiques de la France avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, et décide la mise sous séquestre des biens des ressortissants de ces deux pays, à la fois sur le territoire métropolitain et dans les colonies et protectorats.Nous constatons ici dans le troisième but de la ligue, tel qu’il est présenté, qu’il s’agit aussi d’y « prohiber tout emploi des sujets allemands ou austro-hongrois ». À Arcachon, comme dans bien des lieux, la population a anticipé sur ces décisions, enhardie par la germanophobie ambiante. Par exemple, L’Avenir d’Arcachon raconte que dès le 5 août 1914 avait eu lieu « une violente manifestation » « contre les époux Pachler, sujets autrichiens, directeurs du Grand-Hôtel ». Par souci de sécurité, ceux-ci avaient été transférés à Bordeaux.Tout élément germanique, qu’il soit humain ou matériel, est donc considéré comme « suspect ». Les entreprises allemandes sont souvent présentes en France sous forme de filiales, pour contourner le protectionnisme. C’est ce que le texte appelle « une étiquette trompeuse » qu’il faut « démasquer » : une raison sociale intitulée « Société française de … » cache souvent de simples usines-relais ou des dépôts de vente. La mise sous séquestre de ce type de bien risque évidemment de provoquer du chômage dans un premier temps, avant que l’état et/ou des entreprises françaises ne reprennent la production. C’est certainement pour cela que le paragraphe intitulé « ses avantages » insiste autant sur l’intention de la ligue de « procurer dès que possible des emplois aux anciens soldats, aux veuves et orphelins des défenseurs de la Patrie ». La ligue revendique ici clairement un rôle d’organisme d’aide sociale.Le dernier grand but de la ligue est d’ « empêcher la vente » des produits germaniques. C’est aussi l’objectif de l’exposition prévue à Bordeaux le 20 février 1915, annoncée par l’article intitulé La guerre commerciale. Elle montrera au public des produits à boycotter (« leçons de choses » comme à l’école), et des produits à acheter, produits français de substitution (le patriotisme économique n’est pas nouveau !). Cette annonce est faite pour encourager les arcachonnais à s’y rendre. Ceux-ci ne sont pas en reste : en effet, dès août 1914, ils avaient d’après L’Avenir d’Arcachon enlevé « avec entrain toutes les plaques de réclame Maggi », comme les habitants de nombreuses localités, à la demande d’ailleurs des préfets. La maison Maggi avait inventé le fameux bouillon Kub en 1907, qu’elle vendait en France à raison de 6 millions d’exemplaires par mois en 1912 (voir une plaque publicitaire en bas du document). Elle était dans le collimateur de la propagande nationaliste car elle était détenue par des capitaux suisses et allemands. On l’accusa ainsi au début de la guerre d’avoir empoisonné le lait de ses laiteries (voir la publicité) et même son bouillon Kub, si on en croit les déclarations de la princesse de Broglie-Revel depuis sa villa Saint-Yves à Arcachon, rapportées par L’Avenir d’Arcachon. Une autre rumeur s’était aussi répandue : on croyait que les informations des dépôts légaux placées au dos des plaques publicitaires Maggi étaient en fait des codes pour renseigner les espions allemands…Armelle BONIN-KERDON
C’était en janvier 1916
C’était en janvier 1916La chronique de ce mois est issue de deux numéros successifs de La vigie républicaine d’Arcachon, qui annoncent la tenue à la chapelle Saint-Elme d’un « concert spirituel » le dimanche 23 janvier 1916. Elle a donc de nombreux points communs avec celle de septembre 1915/2015, qui évoquait un même type de manifestation, avec le pianiste Francis Planté, dans ce même lieu. Cette fois, il s’agit d’un organiste, Albert Mahaut (1867-1943), « dernier élève » et propagandiste auprès du grand public, de l’œuvre sacrée du compositeur César Franck. L’objectif est le même dans la logique du front « culturel » : porter l’âme « vers l’amour de la patrie », penser aux combattants, maintenir le moral de l’arrière, malgré « le deuil qui atteint tant de familles » et le « sacrifice » des leurs. Au moment où la guerre s’éternise et apporte son lot toujours plus grand de morts, on voit apparaître ici le vocabulaire religieux qui sera repris sur bien des monuments aux morts, assimilant les soldats à des victimes d’un holocauste ou à des saints laïcs.C’est pourquoi cette « fête musicale » est dite « sérieuse » et non « mondaine », par opposition à celles données durant l’été 1915, elle doit susciter des « pensées graves ». En effet, les austères morceaux choisis dans le programme appellent à l’apaisement et à la sérénité, si on en croit les commentaires de Mahaut lui-même dans un recueil de Souvenirs à propos des 12 grandes pièces de l’œuvre d’orgue de César Franck, dont on peut lire une édition de 1923 sur Gallica. Ici, on ne trouve point de musique entraînante aux accents militaires ou du moins martiaux. Comme l’organisation du concert est purement privée, et sans rapport avec les hôpitaux militaires complémentaires d’Arcachon, ce dernier peut sans problème prendre « un caractère » affiché comme « religieux » et même « mystique ». Il est vrai que certains chants sont liturgiques : Panis angelicus (pain des anges, hymne qui fait allusion à l’Eucharistie) Chœur des anges de Rédemption, la Vierge à la crèche, un offertoire, une « béatitude », un Ave verum et un Tantum ergo. En tout état de cause, le deuil dans la société française de la Belle époque s’exprime de façon encore très fortement majoritaire par la culture chrétienne.Exceptés les deux airs de la chanteuse de Bruxelles, les chants sont exécutés par les élèves de l’Institution nationale des jeunes aveugles de Paris, créée dès 1784. Albert Mahaut, comme le violoncelliste Rousseau, est lui aussi aveugle de naissance. Cette fois, ce n’est pas l’audition qui se fait « à l’aveugle » par les spectateurs de la chapelle Saint-Elme, comme le 26 septembre 1915, ce sont les artistes qui sont non-voyants. C’est l’originalité de ce concert, que l’on comprend en découvrant les bénéficiaires de la future recette, en la personne des soldats mutilés de la face (14% des blessés) et rendus aveugles par la cruauté des combats. En effet, dans les tranchées, les blessures aux yeux se multiplient, causées par les éclats d’obus, les jets de grenade, ou les gaz toxiques. Elles plongent dans le noir des hommes auparavant voyants, et peuvent donc être considérées comme parmi les pires des blessures, si on en croit le texte de l’article (« est-il un sort plus triste et plus digne de pitié ? »). À la fin de la guerre, on comptera 42 000 aveugles français.Le but est de soigner, puis d’entourer ces hommes, afin de les rééduquer à la vie, et même de leur faire acquérir un métier. C’est l’objectif que se donne cette œuvre bordelaise des « Soldats aveugles », pour laquelle est donné le concert du 23 janvier. Elle fusionne avec celle des « Aveugles travailleurs du Sud-ouest », créée en 1897 par un Testerin l’abbé Gabriel Moureau (1851-1922), qui a donc peut-être suggéré l’organisation du spectacle de charité à Arcachon. « Charitable à l’origine, elle accentue son caractère éminemment patriotique », nous dit clairement le texte, élargissant hélas son public, et renouvelant ses méthodes (« en voie de transformation »). L’ensemble prend le nom de Phare de Bordeaux, qui existe toujours au château Lescure à Saint-Augustin, sous le statut d’établissement et service d’aide par le travail.On voit bien dans l’article que la nouvelle institution a de grandes ambitions, pour répondre à l’afflux de blessés très disparates, et a donc impérativement besoin de fonds récoltés lors de ce genre d’opération de charité, pour compléter les subventions publiques sans doute trop légères (« le plus pressant appel »). S’agrandir est un impératif, mais aussi utiliser du « matériel » et des « machines ». On peut bien sûr penser aux méthodes d’apprentissage du Braille, langage tactile déjà existant à l’époque (premier traité en 1829). Mais on peut aussi évoquer la méthode de Louise Mulot, particulièrement adaptée à des non-voyants ayant déjà vu, car la lecture se fait à partir de caractères normaux grossis et en relief. De plus, en pleine guerre, les dispositifs peuvent être plus facilement fabriqués.Comme le précise l’article, la « Maison de Bordeaux » est une des rares institutions dédiées aux soldats malvoyants existant en 1916. En 1917, plus d’une quinzaine seront opérationnelles en France. En décembre 1918 sera créée au niveau national L’Union des aveugles de guerre. En plus des métiers artistiques, abordés ici, dont on peut penser qu’ils s’adressaient à des soldats déjà musiciens, il est bon en conclusion de citer quelques exemples d’apprentissages qui furent proposés aux mutilés : ateliers de cordonnerie, vannerie, brosserie, menuiserie, serrurerie, dactylographie, ateliers pour devenir tailleurs de cristaux, ajusteurs mécaniciens, jardiniers, ou masseurs comme aujourd’hui. Dans cette spécialité thérapeutique, comme dans d’autres (les prothèses de membres sont évoquées dans le texte), on peut penser que la guerre a accéléré les innovations médicales.Armelle BONIN-KERDON
C’était en février 1915
C’était en février 1915Les articles proposés ce mois-ci sont extraits de deux semaines différentes de La Vigie républicaine : ils permettent d’illustrer le thème de la tranchée, à travers les paroles d’une chanson, un poème, et un récit écrit par « Mireille », pseudo déjà rencontré d’une infirmière de l’hôpital bénévole du Grand-Hôtel d’Arcachon. Celui-ci nous permet de retrouver « Sidi », le tirailleur (« Fantôme Noir ») censé être venu passer huit jours de convalescence dans ce qu’il considère être sa « maison », après une nouvelle blessure au front et des soins dans les hôpitaux militaires de Nantes et de Bordeaux. Comme les autres combattants du front occidental depuis la fin de la guerre de mouvement, Sidi a donc connu l’univers de la tranchée (voir la photo de tirailleurs sénégalais dans l’une d’elles), et la description qu’il en fait vient compléter les éléments que l’on trouve dans les deux autres sources littéraires. Plutôt qu’un témoignage direct, le journal a en effet choisi le truchement poétique pour faire découvrir aux lecteurs du Bassin la vie des soldats dans cette nouvelle forme de guerre, empruntée d’ailleurs à des techniques médiévales, et déjà expérimentée pendant la Guerre de Sécession américaine. Il a peut-être voulu ainsi déjouer la censure qui sévit depuis le début de l’année 1915 : pourtant, nous voyons bien, avec le gros blanc qui apparaît en haut à droite, qu’un morceau de l’article a été coupé par elle, le cliché ayant été gratté à l’imprimerie avec un outil spécial, « l’échoppe ». À Arcachon, comme sur chaque place d’armes, une commission locale a été mise en place, présidée par le capitaine de Vaucroze (300 en France, plus de 5 000 censeurs). L’un des buts du ministère de la Guerre est de dissimuler une partie des graves réalités du front, afin de maintenir le moral des poilus et celui de leur famille. Ici, peut-être le récit rapporté de Sidi abordait-il des détails trop sensibles ? Les soldats appellent cela « le bourrage de crâne », et l’arrière se sent peu à peu grugé par une presse propagandiste (les « bobards »).C’est vrai, La Vigie semble concourir à ce qu’on peut appeler le front patriotique de l’information : Sidi s’exclame « Très beau les tranchées ! » ; et il est censé vouer un véritable culte à sa « patrie d’adoption » ; le poème nous présente des soldats «robustes» et « vigoureux », qui «combattent » «avec entrain», « ne se plaignent pas », « ont même l’air heureux» ; la chanson nous l’affirme, « on n’éprouve nulle épouvante », « on s’élance dans la bataille à la française ! crânement ! » (seule allusion de ces textes à l’assaut hors de la tranchée). Rappelons-nous que l’offensive et la percée sont les leitmotivs de l’armée, surtout en 1915, car on croit encore gagner rapidement : « Demain, nous serons vainqueurs » dit la chanson, « quand avril sourira », « la guerre finira» dit le poème. L’affirmation d’une guerre courte aide à supporter la « détresse » (poème) : « encore quelques mois de souffrance », prédit-il.En effet, en y regardant bien, plusieurs types de souffrance apparaissent clairement dans les textes, et donc aux yeux des lecteurs. L’enthousiasme supposé de 1914 a laissé la place au simple «fais ton devoir ! debout conscrit » (chanson). Insensiblement, on passe comme disent les historiens, du consentement à la contrainte. Le vacarme assourdissant des armes (« grenades et mitraille ») et de l’artillerie est souvent évoqué, ne serait-ce que par des onomatopées maladroites : « pan pan » dit Sidi, « boum !! le canon ! », dit la chanson, qui cite aussi le « fracas du bombardement ». Et pourtant, l’artillerie n’est pas encore très développée en 1915, surtout du côté français, et elle n’occupe pas encore le premier rôle comme à Verdun ou sur la Somme en 1916. De plus, les gaz n’ont pas encore été utilisés (les premiers en avril 1915). Les conditions seront donc encore plus dures ensuite. On comprend que l’essentiel du temps se passe à attendre et à guetter l’ennemi pour lui tirer dessus, en restant à l’affût : c’est l’objet du premier couplet de la chanson, et Sidi dit : « Nous couchés, pas être vus. » Il décrit très bien également les opérations nocturnes en avant des tranchées pour cisailler les barbelés et surprendre l’ennemi dans son sommeil dans sa propre tranchée. C’est peut-être la description du combat au corps à corps qui a été censurée…Les difficultés liées à l’environnement sont aussi mentionnées : les poilus doivent dormir sur le sol (« marne » ou « granit ») et supporter les intempéries de l’hiver (« temps rigoureux », « ciel noir et froid »). Ils se déshumanisent, se voient comme des animaux « blottis dans leur terrier humide » (poème) ; c’est naturellement encore plus accentué dans la description de l’ennemi : « Ils se terrent comme des taupes ! Puants putois ! Fourbes renards ! » (chanson). Animaliser l’ennemi, c’est aussi s’encourager à le combattre, au risque de devenir soi-même bestial, c’est le phénomène de « brutalisation » des soldats, bien étudié maintenant par les historiens : « On voudrait mordre, on a la rage de bouffer le nez d’un bochard ! », dit la chanson en utilisant l’argot des tranchées.Devant de telles conditions inhumaines, rien d’étonnant à ce que le moral soit en réalité bien bas : « On rage, on a la noire ou le cafard », dit la chanson, sous un ciel « manteau de tristesse », dit le poème. On pleure les camarades morts. Alors que faire pour tenter d’atténuer cette douleur ? Les textes proposent plusieurs échappatoires : la prière (une seule allusion), le sommeil ou plutôt la rêverie, qui vous font tout oublier pendant un moment (« chimère ») ou penser aux êtres chers (famille, épouse, « petit », vieille mère, le Grand-Hôtel pour Sidi, comme s’il n’avait pas de famille !). La chanson elle-même est un remède, et nul doute que « les gais refrains du régiment » réchauffent les cœurs par la camaraderie. On notera toutefois que ni le vin ni l’alcool ne sont mentionnés, ni même le courrier…Armelle BONIN-KERDON
C’était en mars 1915
C’était en mars 1915Les articles proposés ce mois-ci proviennent tous deux de la même édition de La Vigie républicaine d’Arcachon du 21 mars 1915 : ils abordent pour la première fois le thème de la guerre navale, à travers la première phase de l’opération franco-britannique des Dardanelles, menée pour assurer la jonction avec l’allié russe, devenue impossible par le nord, car la mer Baltique est bloquée par la marine allemande. Après des premiers succès fin février, on en attendait une victoire facile sur l’Empire ottoman : « Cette Turquie s’écroule sous les obus des grands cuirassés qui s’avancent », dit le journal, corroboré par l’illustration propagandiste intitulée « En route pour Constantinople », placée en contrepoint sous le texte. Celui-ci montre bien que les flottes alliées croyaient forcer aisément les détroits de la Mer Noire et s’installer rapidement dans la capitale de l’état turc affaibli, qu’on appelait couramment « l’homme malade », expression reprise ici après avoir été utilisée par le tsar Nicolas Ier auprès de l’ambassadeur d’Angleterre en 1853. L’épopée navale était également glorifiée auprès de l’opinion publique sous forme d’actualités cinématographiques, comme on le voit sur la programmation du Grand Théâtre d’Arcachon pour le week-end du 27-28 mars, « document sensationnel […] qui a fait courir tout Paris ». La puissance de l’image existait déjà…En réalité, au moment où le journal paraît le 21 mars, la défaite est déjà cuisante pour l’assaut naval des alliés, mais la nouvelle ne lui en est pas encore parvenue – le 18 mars, en effet, il a été stoppé, sous l’effet conjugué des mines marines et des défenses des fortifications turques des rives du détroit, comme on le distingue sur la carte en bas du document et les photos des navires coulés. Au-delà des faits, ce qui est intéressant à observer ici, c’est la vision stratégique de la guerre que le journal souhaite donner à l’opinion, notamment à travers l’alliance germano-ottomane, ainsi que sa vision du monde islamique, susceptible d’éclairer nos débats actuels.Comme nous l’avons déjà évoqué dans la chronique de décembre 2014, le sultan Mehmet V, après avoir passé un accord secret dès le 2 août avec l’Allemagne, est entré en guerre aux côtés des Puissances centrales au début du mois de novembre 1914 : « Le gouvernement ottoman a tiré l’épée », écrit le journal, en citant le premier ministre britannique Asquith. En fait, depuis 1909, le sultan n’a plus de réel pouvoir : ce sont des révolutionnaires nationalistes, les « Jeunes Turcs » (évoqués dans le texte) qui l’exercent après un coup de force. Ces derniers ont conscience que leur pays, menacé par les appétits russe et britannique, et privé de ses terres européennes depuis la fin des guerres balkaniques en 1913, doit être régénéré et modernisé.C’est pourquoi ils ont recherché l’alliance germanique (« amitié ») « tant prisée », apportant « la justice et la civilisation » (discours du représentant du gouvernement ottoman devant les Berlinois), en confiant notamment la restructuration de l’armée à des officiers allemands. L’Allemagne, de son côté, y gagne une zone d’influence (« gagner à l’hégémonie teutonne de nouveaux territoires ») et un espace pour ses investissements économiques, par exemple la réalisation du chemin de fer Berlin-Byzance-Bagdad. Le journal espère que la défaite ottomane sonnera le glas de cette influence, avec le futur partage de l’empire entre les alliés de l’Entente (« la curée »), et il prédit une « désillusion » allemande, ou plutôt affirme imprudemment qu’elle est déjà là, faisant montre de la propagande habituelle de dévalorisation de l’ennemi.Cette alliance entre les « deux empires chrétiens de l’Europe centrale » (Allemagne et Autriche-Hongrie) et « le monde islamique » apparaît aux yeux de l’auteur de l’article quelque peu contre-nature. En effet, il insiste sur le caractère confessionnel de l’état ottoman à plusieurs reprises, allant jusqu’à nommer « guerre sainte » (djihad, dirait-on aujourd’hui sans traduire le mot), sous « l’étendard vert du prophète », le combat que mènent les Ottomans contre les alliés de l’Entente. Le sultan est aussi le « Commandeur des croyants », des « 300 millions de mahométans » à travers le monde. Le journal lui dénie néanmoins ce titre : pour lui, il a outrepassé son autorité purement politique et « abusé de son autorité spirituelle » en s’arrogeant l’autorité du khalife, successeur du prophète, qui devrait revenir à un ressortissant de la péninsule arabique, abritant les lieux saints de l’islam (par exemple Hussein, le chérif de La Mecque). Il est vrai que cette péninsule est alors toujours sous domination ottomane, même si elle a un rêve d’indépendance, qu’attise Lawrence d’Arabie au nom de la Grande-Bretagne au cours de la guerre. On constate en tout cas que la confusion politico-religieuse et la revendication du khalifat ne datent pas d’aujourd’hui.Plusieurs expressions péjoratives qualifient les musulmans dans le texte : « sectateurs de Mahomet », « bachibouzoucks » (avant d’être l’insulte favorite du capitaine Haddock dans Tintin, le nom désignait des cavaliers mercenaires de l’armée ottomane réputés pour terroriser les peuples conquis). Sous-entendu, les Allemands auraient été mieux inspirés d’avoir « des amis plus honorables » : cela permet, par assimilation, de fustiger et de diaboliser une fois de plus les ennemis auprès de l’opinion publique. Les musulmans sont ainsi les « dignes émules des Teutons incendiaires, pillards et assassins ». Parallèlement, le Kaiser a gagné le surnom arabe honorifique de « Hadji Mohammed Guillaume » au cours de son voyage de 1898 en Orient, à Constantinople, à Jérusalem (hadj= pèlerinage), et à Damas « sur la tombe du sultan Saladin », pendant lequel il a été acclamé comme « protecteur du panislamisme ».En définitive, le texte montre bien la proximité de la logique d’hégémonie des différents empires multinationaux. Rappelant la volonté pangermaniste du Reich (guerre menée comme « une grande industrie » selon l’expression d’un journaliste de L’Avenir de Berlin, Maximilien Harden), il la rapproche de la volonté panislamiste de l’Empire ottoman. Ce dernier, miné de l’intérieur par ses archaïsmes et ses nationalités, ainsi que de l’extérieur par l’appétit des grandes puissances, n’est pas à mettre sur le même plan. C’est pourquoi le journal évoque le panislamisme en position subalterne comme une « verrue du pangermanisme », utilisant encore une fois une tournure méprisante, cette fois à base de métaphore médicale, rappelant la formule de « l’homme malade » : c’est une sorte d’excroissance qui risque de gangréner le corps sain qui l’habite. Certes, en 1915, les défaites ottomane et allemande sont encore lointaines, mais le journal aura eu finalement raison : les empires ottoman et autrichien sont démantelés après la guerre, et le Reich laisse la place à la République de Weimar.Armelle BONIN-KERDON
C’était en avril 1915
C’était en avril 1915La chronique de ce mois-ci est entièrement tirée de la une de l’édition de La Vigie républicaine d’Arcachon du 18 avril 1915. Abordant un thème déjà esquissé en octobre 1914/2014, le Paquetage du soldat, elle permet de le développer à travers la participation des enfants, « les fillettes d’ici », à l’effort de guerre. En même temps, l’article aborde un aspect difficile à appréhender dans les sources, celui de l’intime et du vécu familial, ce qui en fait aussi son intérêt. Néanmoins, n’oublions pas que la presse est avant tout un outil de représentation et de propagande, reflétant ici la construction de la culture de guerre à destination des enfants via leurs parents.Nous sommes à présent au printemps 1915, il s’agit non plus d’inciter à la fabrication de « bonnes vêtures chaudes », de « chaudes pièces » à l’entrée de l’hiver, mais de remercier les « écolières et jeunes filles » pour tous les nombreux « précieux ouvrages » qu’elles ont confectionnés. L’auteur n’hésite pas à grossir le trait en prétendant que grâce à elles, les papas ont pu revenir « sains et saufs » (évitant les « mauvaises bronchites » et même peut-être la mort !), et en insistant sur les souffrances physiques des soldats dans les tranchées dues aux mauvaises conditions météorologiques (voir notre chronique de février 2015). L’auteur cite tous les noms des élèves (non reproduits ici dans leur totalité) ainsi que le détail des objets confectionnés, pour donner plus de poids à son propos et valoriser l’action de Madame Veyrier-Montagnères, présidente du conseil des dames de la Croix-Rouge locale, responsable de l’œuvre du paquetage, et épouse du maire, soutenu par le journal.La première chose que l’on constate dans le texte est l’utilisation de l’enfant à des fins de galvanisation patriotique : les soldats se battent pour « défendre » leurs enfants, « avec leur pays bien aimé », les deux objectifs étant étroitement liés. Mais, surtout, l’article fait de ces derniers des acteurs à part entière de la mobilisation générale des énergies, « œuvre immense » à laquelle « tout le monde s’emploie ». On retrouve ici la solidarité de l’arrière et du front, pourtant si lointain sous « la dangereuse rafale » où les hommes livrent une « terrible campagne ». Les fillettes sont assimilées à des « modestes ouvrières de la défense nationale » par analogie avec les femmes au travail dans les usines de guerre (« munitionnettes »), mais aussi aux soldats eux-mêmes, « leurs armes de combat » saisies « bravement » sont « le crochet ou l’aiguille », qui plongent « dans de la bonne laine bien chaude », substitut au corps de l’ennemi vivant. L’image est osée, et montre qu’on n’hésitait pas à associer les enfants à la violence de guerre et à la haine de l’ennemi, même si le journal se défend de vouloir effrayer les jeunes lecteurs.En général, ce sont plutôt les garçons qui sont dans ce cas mis en scène, dans les jeux guerriers par exemple, ou à travers les exercices de gymnastique, préparation au futur combat et au « viril courage » dont font preuve leurs aînés. Les rôles sociaux sont bien cloisonnés. Ici, les filles sont bien les seules à effectuer des travaux d’aiguille, et elles sont présentées avec des attributs de genre bien marqués : leur « ardeur » est qualifiée de « tenace » mais aussi de « gentille », leur « vaillance » de « gracieuse », leurs « petits cœurs » sont « tout émus » en songeant à leur père ou à leur frère. L’émotion, bien qu’elle soit censée gagner les papas pensant à leurs filles, est un registre associé au féminin dans le texte : la maman essaie pourtant de la cacher comme il se doit (soupir « presqu’imperceptible », « sanglot étouffé »). Elle permet, à travers les allusions pudiques de l’auteur, d’appréhender la réalité des souffrances intimes de l’arrière, la souffrance morale que constituent la « perpétuelle attente » et la peur de la mort de l’être aimé. C’est un témoignage précieux, trop peu souvent mis en avant.Outre l’importance du cadre familial, le texte souligne le rôle de l’école de la République dans la mobilisation des enfants dans l’effort de guerre, à travers le rôle incitatif et organisationnel des enseignants («dévouées maîtresses», dont la « sagacité » a su « coordonner » « tant de bonnes volontés »). La mobilisation peut se faire comme ici à travers des travaux manuels dévolus aux « menus doigts agiles » des filles, mais aussi par tout ce qui stimule les « intelligences déjà si éveillées ». En effet, pendant la guerre, tout l’enseignement est teinté de propagande patriotique voire nationaliste, et chaque matière doit y contribuer, pas seulement l’histoire et la géographie. Exercices, livres scolaires, décoration des salles de classe, tout doit concourir à la mobilisation des esprits. Au-delà de la scolarité obligatoire (13 ans), symbolisée ici par les écoles primaires Victor Duruy à l’Aiguillon et Jeanne d’Arc au centre-ville, nous constatons dans l’article que l’effort se poursuit chez ceux qu’on n’appelle pas encore les adolescents : les cours dits « complémentaires » (l’un d’entre eux est installé dans l’école maternelle Engrémy, angle rue Molière et cours Héricart de Thury) font suite à l’école primaire pendant deux puis trois ans.Le texte cite aussi les élèves de l’œuvre post-scolaire municipale. Les municipalités financent souvent les cours de l’éducation populaire et laïque, qui se développa beaucoup à partir de 1894-1895 par la volonté de solidarité sociale de la Ligue de l’enseignement. À Arcachon, d’après L’Avenir d’Arcachon, cette œuvre fonctionne depuis octobre 1913, installée pour les filles dans les écoles Victor Duruy et surtout Engrémy (grâce au legs Engrémy). Il n’est pas étonnant que Mademoiselle Puech professeur soit citée dans le texte, puisqu’elle y assurait les cours de coupe de vêtements le dimanche matin. Enfin, sont citées « les jeunes filles en traitement au sanatorium du Moulleau ». Il s’agit du sanatorium Armaingaud créé en 1888, grâce à une autre partie du legs Engrémy (47 000 F) pour soigner et éduquer les enfants pauvres scrofuleux, rachitiques ou tuberculeux.Armelle BONIN-KERDON