C’était en août 1916

C’était en août 1916

L’unité de cette chronique réside dans la forme : elle reproduit la presque totalité de la une de L’Avenir d’Arcachon du 20 août 1916. Nous y voyons l’éditorial du rédacteur en chef Albert Chiché, quelques brèves et la fin d’articles commencés dans des numéros précédents (discours prononcés à Saint-Elme et dernier épisode d’une histoire d’amour). À la faveur de digressions sur la « belle journée de fête » du 15 août, un contraste s’instaure entre le désir de l’arrière d’oublier la guerre et la poursuite de la propagande patriotique, les deux concourant  au maintien du moral tant des touristes que des Arcachonnais.

Oublier la guerre est particulièrement facile dans une station balnéaire : les trains dits « de plaisir » y amènent une « foule considérable » avide de divertissement au sens pascalien du terme, le « boulevard-promenade » du bord de mer, inauguré en 1914, et « la grande jetée » (Thiers) sont « noirs de monde ». Si  le « vieil Arcachonnais » cité dans le journal a l’impression de n’avoir  « jamais vu chose pareille », c’est que, après deux années sans réelle saison touristique à cause de la guerre, il en avait perdu la saveur et qu’il en apprécie d’autant plus le retour, souhaité par la municipalité, comme on l’avait constaté dans la chronique de juin 1916/2016. Même si l’on est conscient de la fragilité de la douceur de vivre – un abbé à Saint-Elme dit qu’elle n’est pas « plus consistante qu’une vapeur légère » –, « on ne s’embête pas à Arcachon » : le journal en fait la réclame, « air pur », yachting et bains de mer (dont il rappelle le lancement en France par la Duchesse de Berry un siècle auparavant, en réalité en 1824, un an après la création des bains Legallais à Eyrac !), mais aussi « charmes » plus paisibles de la « forêt », dont la Ville d’Hiver, plus boisée qu’aujourd’hui, le Casino mauresque et son jardin.

Dans ce lieu, abritant un hôpital militaire, l’hôpital complémentaire n° 53, les deux univers, le front et l’arrière, se côtoient, les « poilus » privés de présence féminine « admirant » les « nourrices » promenant les jeunes enfants. L’imprimeur du journal repartant après une permission[1] sur le quai de la gare est un autre exemple de ce contact. D’autres exemples nous sont fournis par deux aveugles de guerre, celui qui tient avec sa sœur un magasin de brosserie cours Lamarque2, et celui qui épouse Corinne dans le « happy end » du feuilleton d’amour. Ce feuilleton rejoint la propagande officielle qui poussait les jeunes filles (et les jeunes veuves) à épouser des blessés de guerre, surtout si elles n’étaient pas jolies. De façon sexiste, on supposait en effet qu’elles ne trouveraient pas de maris valides, et c’était un marché gagnant aussi pour le soldat, bénéficiant des « qualités de l’âme qui durent toute la vie » chez son épouse, à la place d’une beauté éphémère, qu’il ne peut de toute façon pas voir, et qui ne s’accompagne pas forcément de « bonté », attribut supposé de la femme laide : « Il sentira ma bonté », dit Corinne.

Jacques le soldat aveugle est censé « ne pas regretter ses yeux » ; il est héroïsé dans le texte, quasiment statufié à l’antique dans le marbre, dont son regard clos lui donne la « sérénité ». D’une manière générale, les articles insistent une fois de plus sur le courage des soldats : à Saint-Elme, un vibrant hommage est rendu aux élèves morts pour la Patrie ; l’abbé du Moulleau salue « l’héroïsme de nos vaillants soldats » lors du mariage de Jacques et de Corinne ; et, dans le discours qu’on lui prête, Corinne s’adresse aux « fiers soldats de la Gaule ». La réalité de la guerre est partout évoquée, même si on rappelle pour rassurer l’opinion locale qu’elle est « bien loin », « là-bas », dans un lieu que la censure interdit de toute façon de nommer : par opposition au « paradis », au « rêve exquis », au « bonheur de vivre » arcachonnais, c’est un « enfer », nom sous lequel est restée la bataille de Verdun dans la mémoire collective. Cet enfer est décrit sur le front : « massacres », dont la lune est censée avoir été témoin à l’est de la France avant de venir briller au-dessus du Bassin, « sanglants combats » aériens, inverses des vols pacifiques des mouettes et des hirondelles, « feu violent d’artillerie » qui fauche le lieutenant Jaquet. Il l’est également, et c’est assez nouveau dans la presse, pour les populations civiles, image hélas toujours d’actualité : « des hommes s’égorgent », ce sont « des villages en ruines », « des campagnes ravagées ».

La propagande patriotique se renforce d’un discours nationaliste germanophobe marqué. Une fois de plus, les Allemands sont animalisés : après avoir été traité de « canaille, assassin, voleur », Guillaume II est comparé à un monstre marin bon à exhiber dans l’aquarium d’Arcachon à côté de la pieuvre ; l’ennemi pour Corinne est « la bête immonde » de l’Apocalypse. C’est « l’hallali », la bête est « aux abois », « acculée dans son antre », « elle agonise » : on « bourre le crâne » de l’opinion, comme disent les soldats, en annonçant une victoire prochaine ; Jacques la prophétise aussi, avec un don de double vue. Afin d’être convaincante, Corinne énumère dans son pseudo-discours tous les alliés de la France, sans oublier les Serbes, les Monténégrins, et même les Japonais (« de l’extrême Asie ») et les troupes coloniales (qui ont « traversé les océans »). Trois mentions spéciales sont accordées aux combattants les plus importants à ses yeux, ceux qui mènent une offensive concertée, dont on espère alors la réussite : les Russes, qui viennent de porter « une large blessure » au « flanc » « est » de la « bête » avec Broussilov contre les Austro-hongrois en Galicie, les Anglais qui ont « coupé une patte » à la bête lors de la bataille de la Somme en cours, et les Français eux-mêmes, qui lui ont « fendu le crâne » à Verdun, où le retournement en leur faveur s’est produit en juillet.

Armelle BONIN-KERDON

1. Supprimées au début de la bataille de Verdun, elles sont rétablies depuis le mois de juillet.

2. Voir la chronique de janvier 1916/2016 pour les métiers enseignés aux aveugles de guerre.

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