C’était en avril 1916
En cette fin d’avril, la bataille de Verdun dure depuis déjà deux mois : nous la retrouvons cette fois via L’Avenir d’Arcachon. Pendant ce temps, la station balnéaire continue à accueillir dans ses théâtres des revues humoristiques sur le thème de la guerre au profit des blessés des hôpitaux temporaires, comme on le voit dans la colonne de droite du document proposé. Cela permet de maintenir le moral de l’arrière, même si c’est sans doute d’un goût douteux et amer pour les combattants. Mais le journal choisit en même temps, sur la Une, de glorifier ces derniers, à travers l’exemple arcachonnais (« notre cité »).
Le premier but est de valoriser leur courage aux yeux de leurs « concitoyens ». C’est un exercice habituel de propagande patriotique réconfortante, mais appuyé ici sur la résistance réellement surprenante de l’armée française au début de la bataille fin-février, face à des Allemands en position de force humaine et matérielle, « surpris de tant d’héroïsme ». Le journal fait aussi allusion aux citations obtenues par leurs régiments, et décrit une cérémonie locale de remise de décorations par le commandant de la place d’armes. Contrairement à ce qui est écrit, les troupes ont bel et bien reculé sur les rives de la Meuse, même si effectivement elles ne se sont pas rendues ; la défaite a été pour le moment évitée. Depuis le mois de mars, « la bataille se poursuit acharnée », comme dit l’ancien député Albert Chiché, directeur du journal, tandis qu’Eugène de Monlaur évoque « l’immortelle endurance de nos héros de Verdun ». La bataille dure en effet encore huit mois, et la guerre plus de deux ans. Mais la victoire est anticipée et espérée proche (« la Pâques 1917 sera celle de la victoire »), ainsi que sa traduction sous forme d’un monument aux morts sur la « place Deganne », future place de Verdun, effectivement construit et inauguré en 1924.
Si l’endurance est censée être infinie, l’hécatombe est bien réelle depuis le début de la guerre : plus de 70 Arcachonnais ont déjà « donné leur sang et leur belle jeunesse », et, après les combats de Verdun, « quelques-uns ne reverront pas les rives de notre bassin » : neuf Arcachonnais meurent dans la Meuse en 1916. Le journal compatit à la peine des familles : « sanglots » des père et mère chez Chiché, « nos cœurs angoissés », « visages tristes », « yeux humides de larmes », chez Monlaur. La question du deuil doit être surmontée, dépassée, si l’on veut que toute la nation tienne, et l’on voit très bien ici le rôle consolateur assigné à la culture religieuse (« douce rosée céleste »), tant sur le front qu’à l’arrière. Dans un pays officiellement laïc depuis 1905, mais majoritairement rural, les croyances chrétiennes perdurent, et se trouvent en quelque sorte réactivées face au désarroi apporté par la destruction de masse de la guerre totale, fruit pour certains du progressisme scientiste et athée des Lumières.
Sur le front, le traditionnel Dieu des armées protecteur de l’ancienne monarchie est appelé à l’action. Peu importe que le pape ne veuille, lui, s’engager dans aucun camp, au nom d’un Dieu chrétien pacifique et neutre, la plume d’un journaliste aristocrate retrouve les accents de la France éternelle et fait du combat une ordalie, dans la plus pure tradition de l’union du sabre et du goupillon (« Dieu protège la France ! »). Les anges sont dotés des attributs d’une légion céleste, et Saint- Michel Archange, héraut du Bien armé de son « glaive », s’apprête à châtier le Mal, perpétré par « les hordes infâmes » germaniques. De l’autre côté du champ de bataille, nous avons vu dans la chronique précédente que l’empereur Guillaume II lui aussi se disait « élu de Dieu ». Face à lui, pour « bouter » les Germains hors d’Alsace-Lorraine, se dressent Jeanne d’Arc et sa « bannière », que l’église catholique vient opportunément de béatifier afin qu’elle ne reste pas la sainte laïque glorifiée par Michelet.
Les morts « au champ d’honneur » (le statut de mort pour la France a été défini en juillet 1915) donnent leur vie « pour défendre la Patrie », sont donc des victimes sacrificielles sur l’autel de la République, mues par une « ardente flamme patriotique ». Le récit que Monlaur fait des fêtes de Pâques à Arcachon nous fait comprendre que les soldats sont assimilés à de nouveaux Christs souffrants, dont on partage la Passion. Encore ne connaît-il pas vraiment, contrairement aux historiens d’aujourd’hui, tous les détails de l’enfer qu’ils endurent, à la fois par contrainte et par sens du « devoir ».
La référence à Pâques n’est pas seulement celle de l’agneau que l’on sacrifie, mais aussi celle de la résurrection du Christ, c’est-à-dire de l’espérance. Les morts deviendront en quelque sorte éternels par leurs noms gravés sur les monuments (« les générations succéderont aux générations […], et ce titre [de mort pour la France] restera intact »). Le chagrin des familles, « les regrets », seront « mitigés par un noble orgueil ». Le but est de maintenir le moral de l’arrière, d’apporter de l’espoir, « une confiance sereine » dans « la fin des épreuves ».
L’Église déploie toute la théâtralité dont elle est capable depuis le concile de Trente (la Contre-Réforme) et les fastes baroques : « profusions des lumières et des fleurs » pour la vue, « flots d’encens » pour l’odorat, « splendeur des chants sacrés » pour l’ouïe, tous les sens sont convoqués pour toucher les « foules agenouillées ». Pendant le même temps, l’ouïe du poilu est saturée par le vacarme des bombardements, son odorat par les effluves des cadavres. Il tente lui aussi de se réfugier dans une foi, souvent teintée de superstition (médailles-amulettes, images pieuses) Au cours de la guerre, la religion chrétienne a connu un net regain de ferveur, « une poussée de foi magnifique », comme le dit Monlaur. Dans les églises « envahies » se pressent des « masses compactes » : c’est une manière de « communier » avec les combattants et de tenter de les protéger.
Armelle BONIN-KERDON