C’était en décembre 1914
Nous sommes maintenant au cinquième mois de guerre : il importe de continuer à entretenir la fibre patriotique, au moment où l’espoir d’une guerre courte s’évanouit. Au-delà des poèmes nationalistes et des récits édifiants, nombreux dans les lignes du journal, cet article de fond se propose de faire le point sur « la phase nouvelle » de la guerre et entend préparer les esprits à un combat long et difficile (« la lutte sera longue », « efforts bien plus considérables », « coups bien plus accablants », « durs sacrifices », « longs mois de luttes incessantes »). Il n’aborde pas concrètement le passage à la guerre de tranchées, tout en mettant l’accent sur la difficulté de vaincre une puissance comme l’Allemagne, dont il souligne les « immenses ressources en hommes et en matériel ». Nous avons déjà rencontré cet argument au cours de l’année écoulée, notamment à propos de la Loi des trois ans. Ici, il a pour but de conforter la nécessaire solidarité des Alliés, « nations slaves unies aux nations latines » contre le « militarisme » prussien. C’est surtout l’aide britannique à venir que valorise l’article, empruntant des citations au Times, à travers un discours du premier ministre Asquith, chef du parti libéral, devant le lord maire de Londres.
Soutenir la fibre patriotique dans l’opinion publique, c’est d’abord saluer l’ « héroïque vaillance », la « tâche héroïque », la « dure besogne accomplie » par les Alliés. Le corps expéditionnaire britannique (armée de métier) est présent aux côtés des Français depuis août 1914, sous forme de quatre divisions d’infanterie et une de cavalerie, notamment en Artois, dans les Flandres et en Picardie. Il ne faut pas oublier le corps indien, présent jusqu’en septembre 1915, date à laquelle il sera envoyé en Mésopotamie (le texte se contente de l’expression vague « les contingents coloniaux »). Les Britanniques ont subi des pertes « sérieuses », dit le texte : on peut citer la bataille de Mons en Belgique fin août et la défense d’Ypres fin octobre. Ils ont participé à la Bataille de la Marne en septembre, implicitement évoquée par l’expression « échec du plan de guerre germain » (plan Schlieffen). Ce sursaut contre-offensif victorieux permet à l’auteur de se lancer dans un élan propagandiste, décrivant « les impériaux réduits à la défensive », voués « aux plus affreuses calamités », les « derniers efforts de l’offensive allemande », qualifiés de « désespérés ».
Dans la même phrase où il évoque ces derniers efforts, il s’efforce d’expliquer que « la lutte est loin d’être terminée » : il est donc, apparemment sans s’en rendre compte, en pleine contradiction. Le désir de galvaniser troupes et opinion publique lui fait passer sous silence l’échec parallèle de l’offensive française sur les frontières de l’est (plan XVII), et le fait qu’après la course à la mer de l’automne, les deux belligérants sont de force équivalente, incapables de se déborder l’un l’autre, chacun sur la défensive. Pourtant, son désir de réalisme est présent également : il indique qu’il faudra « repousser l’envahisseur » des territoires « envahis et dévastés », le refouler « au-delà du Rhin », cite la Belgique, mais non le nord de la France.
C’est grâce au renforcement des forces de l’Empire britannique dans une « armée nouvelle » que pourra, d’après lui, se mener la « prochaine offensive », qualifiée de « formidable », en 1915, le déséquilibre jouant cette fois théoriquement en faveur des Alliés : « l’Angleterre prend toutes les mesures indispensables », « elle arme des légions (et non pas des « régions » comme l’écrit le texte dans une coquille) de volontaires ». En effet, le Royaume-Uni et son empire ne connaissaient pas la conscription comme en France, elle ne sera mise en place qu’en 1916. La seule façon de grossir les effectifs de l’armée de métier est donc de faire appel à l’engagement des citoyens : le texte précise que cela se fait par voie d’affiches contenant des « manifestes enflammés », pour « enflammer le courage » des « jeunes hommes ». Il cite le contenu d’une de ces affiches : « le roi (George V) et le pays ont besoin de vous ». Sur d’autres, comme celle très célèbre qui figure en bas à gauche du document, c’est Lord Kitchener le secrétaire d’état à la guerre qui pointe son doigt incitatif vers la future recrue. L’article va même jusqu’à faire allusion à la reprise de l’ordre du jour de Nelson, le vieil ennemi de Napoléon, à la bataille de Trafalgar en 1805, l’Entente cordiale étant censée avoir balayé l’ancestrale opposition entre les Alliés !
Cet enrôlement est présenté comme fructueux, et effectivement, on peut estimer que la campagne de Kitchener a permis de recruter une moyenne de 33 000 volontaires par jour ; on dispose déjà de 500 000 volontaires à la mi-septembre 1914. Dans les deux ans qui suivent, s’engagent 2 500 000 volontaires. Cela explique que l’auteur de l’article avance un nombre élevé de Britanniques sur le continent en décembre 1914 (300 000 hommes) et en annonce 500 000 supplémentaires pour le printemps 1915. Malgré cet apport, nous savons que les offensives alliées de 1915 se soldent par des échecs, le front n’est pas percé. Il est vrai que la coordination franco-britannique entre Joffre et French n’est pas optimale, les Anglais et les Français juxtaposent leurs actions plus qu’ils ne les mènent en commun.
Parmi les volontaires signalés dans l’article, on trouve les Canadiens et les Australiens, membres des dominions de l’Empire britannique : « Hommes de l’empire, aux armes ! » disait l’affiche, elle a été suivie d’effets. En octobre, un premier contingent de 32 000 Canadiens a effectivement débarqué à Plymouth, comme le précise le journal. À partir de février 1915, ils arriveront à Saint-Nazaire et participeront à la guerre de tranchées dans la zone d’Armentières. Quant aux Australiens, ils participeront surtout aux fronts orientaux, en Égypte pour défendre le Canal de Suez, et à Gallipoli pendant l’offensive des Dardanelles.
En effet, depuis l’entrée en guerre de l’Empire ottoman aux côtés des empires centraux le premier novembre 1914, le conflit s’étend aux « peuples de l’orient », comme dit le texte. Le dernier intérêt de l’article réside dans la lucidité précoce de l’auteur face au fait que la guerre est devenue une « mêlée mondiale », et touche « les rives de tous les continents », notamment via les empires coloniaux africains et asiatiques. L’auteur laisse néanmoins transparaître ses doutes (« exagérations », « données tendancieuses »), mais aussi sa peur face à cette dynamique « monstrueuse » qui est à l’œuvre et qui paraît incontrôlable (« guerre de Titans » expression de Von Moltke).
Armelle BONIN-KERDON