C’était en janvier 1915
Ces trois colonnes d’articles se suivent réellement dans la mise en page du journal du 17 janvier 1915 proposé ici. Bien que différentes, elles illustrent toutes la germanophobie, avec un accent mis sur le nationalisme économique. La « guerre économique », qui en est à ses prémices en 1915, peut être menée en effet aussi bien sur le front qu’à l’arrière, par exemple à Arcachon, on le voit ici. Y est créée, présidée par le docteur Aimé Bourdier, médecin-chef à l’hôpital de La Pouponnière, une section locale de la Ligue nationale française de défense industrielle et commerciale, l’un de ces organismes propagandistes semi-officiels anti-allemands qui pullulent dans la France de l’époque.
Ce qui frappe d’emblée, c’est la proximité entre nationalisme et racisme. Le terme fort d’ « épuration » est employé à plusieurs reprises, dans une logique d’ethnicisation de l’ennemi, comme on le constate dans le poème-chanson de la colonne de droite. Celui-ci reprend le concept très répandu avant même la guerre (voir nos chroniques précédentes) de « race teutonne », assimilée aux barbares des « Grandes invasions », Huns (« fils d’Attila ») ou « Vandales », terme qui, dans son acception triviale, a l’avantage de faire une allusion directe aux destructions et exactions des troupes allemandes au début de la guerre en Belgique et dans le nord de la France à l’encontre des civils. Le but de guerre est affiché : « il faut détruire cette race ! ». La violence exterminatrice de la guerre est alors verbalisée sans retenue, il est vrai que la shoah n’a pas encore eu lieu.
C’est de l’«épuration » économique qu’il est surtout question ici : la France est censée avoir été contaminée parce que le texte nomme « l’infiltration germanique ». En effet, depuis les années 1880, les capitalismes allemand et français sont fortement imbriqués, une osmose économique s’est mise en place entre les deux puissances, sur les plans industriel, commercial ou financier. Des titres étrangers sont placés en France, des capitaux français sont investis en Allemagne, de grands groupes allemands par exemple dans la chimie des colorants, la métallurgie ou les industries électriques et mécaniques, s’implantent en France. La vente des produits allemands en France représentait 161,6 millions de francs en 1898, elle atteint 571,8 MF en 1913.
Avec la hausse des tensions internationales après 1911, ce dynamisme fait peur et suscite des réactions nationalistes, qui se concrétisent par des actes dès le début de la guerre. La fondation de la ligue citée dans ce texte se situe dans le droit fil du décret du 27 septembre 1914 qui interdit les relations économiques de la France avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, et décide la mise sous séquestre des biens des ressortissants de ces deux pays, à la fois sur le territoire métropolitain et dans les colonies et protectorats.
Nous constatons ici dans le troisième but de la ligue, tel qu’il est présenté, qu’il s’agit aussi d’y « prohiber tout emploi des sujets allemands ou austro-hongrois ». À Arcachon, comme dans bien des lieux, la population a anticipé sur ces décisions, enhardie par la germanophobie ambiante. Par exemple, L’Avenir d’Arcachon raconte que dès le 5 août 1914 avait eu lieu « une violente manifestation » « contre les époux Pachler, sujets autrichiens, directeurs du Grand-Hôtel ». Par souci de sécurité, ceux-ci avaient été transférés à Bordeaux.
Tout élément germanique, qu’il soit humain ou matériel, est donc considéré comme « suspect ». Les entreprises allemandes sont souvent présentes en France sous forme de filiales, pour contourner le protectionnisme. C’est ce que le texte appelle « une étiquette trompeuse » qu’il faut « démasquer » : une raison sociale intitulée « Société française de … » cache souvent de simples usines-relais ou des dépôts de vente. La mise sous séquestre de ce type de bien risque évidemment de provoquer du chômage dans un premier temps, avant que l’état et/ou des entreprises françaises ne reprennent la production. C’est certainement pour cela que le paragraphe intitulé « ses avantages » insiste autant sur l’intention de la ligue de « procurer dès que possible des emplois aux anciens soldats, aux veuves et orphelins des défenseurs de la Patrie ». La ligue revendique ici clairement un rôle d’organisme d’aide sociale.
Le dernier grand but de la ligue est d’ « empêcher la vente » des produits germaniques. C’est aussi l’objectif de l’exposition prévue à Bordeaux le 20 février 1915, annoncée par l’article intitulé La guerre commerciale. Elle montrera au public des produits à boycotter (« leçons de choses » comme à l’école), et des produits à acheter, produits français de substitution (le patriotisme économique n’est pas nouveau !). Cette annonce est faite pour encourager les arcachonnais à s’y rendre. Ceux-ci ne sont pas en reste : en effet, dès août 1914, ils avaient d’après L’Avenir d’Arcachon enlevé « avec entrain toutes les plaques de réclame Maggi », comme les habitants de nombreuses localités, à la demande d’ailleurs des préfets. La maison Maggi avait inventé le fameux bouillon Kub en 1907, qu’elle vendait en France à raison de 6 millions d’exemplaires par mois en 1912 (voir une plaque publicitaire en bas du document). Elle était dans le collimateur de la propagande nationaliste car elle était détenue par des capitaux suisses et allemands. On l’accusa ainsi au début de la guerre d’avoir empoisonné le lait de ses laiteries (voir la publicité) et même son bouillon Kub, si on en croit les déclarations de la princesse de Broglie-Revel depuis sa villa Saint-Yves à Arcachon, rapportées par L’Avenir d’Arcachon. Une autre rumeur s’était aussi répandue : on croyait que les informations des dépôts légaux placées au dos des plaques publicitaires Maggi étaient en fait des codes pour renseigner les espions allemands…
Armelle BONIN-KERDON