C’était en janvier 1916
La chronique de ce mois est issue de deux numéros successifs de La vigie républicaine d’Arcachon, qui annoncent la tenue à la chapelle Saint-Elme d’un « concert spirituel » le dimanche 23 janvier 1916. Elle a donc de nombreux points communs avec celle de septembre 1915/2015, qui évoquait un même type de manifestation, avec le pianiste Francis Planté, dans ce même lieu. Cette fois, il s’agit d’un organiste, Albert Mahaut (1867-1943), « dernier élève » et propagandiste auprès du grand public, de l’œuvre sacrée du compositeur César Franck. L’objectif est le même dans la logique du front « culturel » : porter l’âme « vers l’amour de la patrie », penser aux combattants, maintenir le moral de l’arrière, malgré « le deuil qui atteint tant de familles » et le « sacrifice » des leurs. Au moment où la guerre s’éternise et apporte son lot toujours plus grand de morts, on voit apparaître ici le vocabulaire religieux qui sera repris sur bien des monuments aux morts, assimilant les soldats à des victimes d’un holocauste ou à des saints laïcs.
C’est pourquoi cette « fête musicale » est dite « sérieuse » et non « mondaine », par opposition à celles données durant l’été 1915, elle doit susciter des « pensées graves ». En effet, les austères morceaux choisis dans le programme appellent à l’apaisement et à la sérénité, si on en croit les commentaires de Mahaut lui-même dans un recueil de Souvenirs à propos des 12 grandes pièces de l’œuvre d’orgue de César Franck, dont on peut lire une édition de 1923 sur Gallica. Ici, on ne trouve point de musique entraînante aux accents militaires ou du moins martiaux. Comme l’organisation du concert est purement privée, et sans rapport avec les hôpitaux militaires complémentaires d’Arcachon, ce dernier peut sans problème prendre « un caractère » affiché comme « religieux » et même « mystique ». Il est vrai que certains chants sont liturgiques : Panis angelicus (pain des anges, hymne qui fait allusion à l’Eucharistie) Chœur des anges de Rédemption, la Vierge à la crèche, un offertoire, une « béatitude », un Ave verum et un Tantum ergo. En tout état de cause, le deuil dans la société française de la Belle époque s’exprime de façon encore très fortement majoritaire par la culture chrétienne.
Exceptés les deux airs de la chanteuse de Bruxelles, les chants sont exécutés par les élèves de l’Institution nationale des jeunes aveugles de Paris, créée dès 1784. Albert Mahaut, comme le violoncelliste Rousseau, est lui aussi aveugle de naissance. Cette fois, ce n’est pas l’audition qui se fait « à l’aveugle » par les spectateurs de la chapelle Saint-Elme, comme le 26 septembre 1915, ce sont les artistes qui sont non-voyants. C’est l’originalité de ce concert, que l’on comprend en découvrant les bénéficiaires de la future recette, en la personne des soldats mutilés de la face (14% des blessés) et rendus aveugles par la cruauté des combats. En effet, dans les tranchées, les blessures aux yeux se multiplient, causées par les éclats d’obus, les jets de grenade, ou les gaz toxiques. Elles plongent dans le noir des hommes auparavant voyants, et peuvent donc être considérées comme parmi les pires des blessures, si on en croit le texte de l’article (« est-il un sort plus triste et plus digne de pitié ? »). À la fin de la guerre, on comptera 42 000 aveugles français.
Le but est de soigner, puis d’entourer ces hommes, afin de les rééduquer à la vie, et même de leur faire acquérir un métier. C’est l’objectif que se donne cette œuvre bordelaise des « Soldats aveugles », pour laquelle est donné le concert du 23 janvier. Elle fusionne avec celle des « Aveugles travailleurs du Sud-ouest », créée en 1897 par un Testerin l’abbé Gabriel Moureau (1851-1922), qui a donc peut-être suggéré l’organisation du spectacle de charité à Arcachon. « Charitable à l’origine, elle accentue son caractère éminemment patriotique », nous dit clairement le texte, élargissant hélas son public, et renouvelant ses méthodes (« en voie de transformation »). L’ensemble prend le nom de Phare de Bordeaux, qui existe toujours au château Lescure à Saint-Augustin, sous le statut d’établissement et service d’aide par le travail.
On voit bien dans l’article que la nouvelle institution a de grandes ambitions, pour répondre à l’afflux de blessés très disparates, et a donc impérativement besoin de fonds récoltés lors de ce genre d’opération de charité, pour compléter les subventions publiques sans doute trop légères (« le plus pressant appel »). S’agrandir est un impératif, mais aussi utiliser du « matériel » et des « machines ». On peut bien sûr penser aux méthodes d’apprentissage du Braille, langage tactile déjà existant à l’époque (premier traité en 1829). Mais on peut aussi évoquer la méthode de Louise Mulot, particulièrement adaptée à des non-voyants ayant déjà vu, car la lecture se fait à partir de caractères normaux grossis et en relief. De plus, en pleine guerre, les dispositifs peuvent être plus facilement fabriqués.
Comme le précise l’article, la « Maison de Bordeaux » est une des rares institutions dédiées aux soldats malvoyants existant en 1916. En 1917, plus d’une quinzaine seront opérationnelles en France. En décembre 1918 sera créée au niveau national L’Union des aveugles de guerre. En plus des métiers artistiques, abordés ici, dont on peut penser qu’ils s’adressaient à des soldats déjà musiciens, il est bon en conclusion de citer quelques exemples d’apprentissages qui furent proposés aux mutilés : ateliers de cordonnerie, vannerie, brosserie, menuiserie, serrurerie, dactylographie, ateliers pour devenir tailleurs de cristaux, ajusteurs mécaniciens, jardiniers, ou masseurs comme aujourd’hui. Dans cette spécialité thérapeutique, comme dans d’autres (les prothèses de membres sont évoquées dans le texte), on peut penser que la guerre a accéléré les innovations médicales.
Armelle BONIN-KERDON