C’était en octobre 1916
Cette chronique, issue de quatre numéros d’octobre 1916 de La Vigie républicaine d’Arcachon, porte sur le financement de la guerre. La Guerre de 1914-1918 aura coûté en dépenses militaires stricto sensu environ 25 milliards de francs, soit vingt fois plus que celle de 1870. Comme le dit Paul Deschanel, président de la Chambre des députés, « l’argent est le nerf de la guerre », d’autant que cette dernière dure plus longtemps que prévu et qu’elle devient une guerre industrielle ; il le fait remarquer en citant les coûts des armements de base, pour sensibiliser l’opinion. Le président de la commission des Finances du Sénat indique pour sa part qu’il faut « augmenter encore notre puissance militaire », et le rapporteur général de cette commission qu’il faut « acheter du blé, de la viande, du charbon, de l’acier, des machines » à l’étranger.
(Archives Société scientifique d’Arcachon)
Le financement classique des dépenses de l’État passe par la fiscalité, mais la France vient juste d’effectuer une réforme en créant en juillet 1914 l’impôt sur le revenu, appliqué seulement depuis le 1er janvier 1916. Certes, un impôt sur les bénéfices de guerre est voté le 1er juillet 1916 et des augmentations des impôts indirects sont décidées ; mais globalement, comme le dit le rapporteur général, « des mesures inquisitoriales […] répugnent à notre libéralisme », la hausse massive des impôts n’est donc pas choisie comme mode de financement. On peut aussi demander des avances à la Banque de France, par le biais de l’émission de papier-monnaie (« planche à billets »), et dans les trois premiers mois de la guerre, 7 milliards de francs sont ainsi déversés sur le marché monétaire. Mais une telle politique renforce l’inflation, déjà présente en raison des pénuries.
L’appel à l’épargne, la « mobilisation » financière, sont donc nécessaires ; la presse en est l’un des vecteurs de propagande, avec la publicité. Trois possibilités s’offrent à l’épargnant : en échange de pièces d’or ou de billets de banque, il acquiert des bons, des obligations ou des titres d’emprunts « de la Défense nationale ». Comme le dit le rapporteur général, les bons du Trésor sont « remboursables à court terme » (3, 6, 9 mois, un an maximum) ; ils sont placés auprès du grand public dès septembre 1914, et rapportent à leurs détenteurs 5 % l’an. Il en est de même pour les obligations à échéance de dix ans, créées en février 1915, qui ne sont pas un succès, contrairement aux bons. Comme cette dette à court terme devient vite considérable (8 milliards de francs en bons et 3,5 en obligations), l’État français se décide (tardivement par rapport aux autres Alliés) à lever des emprunts à long terme, avec le même taux d’intérêt annuel, sur une période restreinte de souscription (ici du 5 au 29 octobre), avec remboursement à partir de 1931, comme on le voit sur la publicité du journal. Il s’agit du deuxième emprunt, le premier ayant été levé en novembre 1915 (avec un rapport effectif de 13 milliards). Trois autres suivront, dont un après la guerre.
L’emprunt d’octobre 1916 rapporte au total 10 milliards : il a fallu convaincre les Français qu’un effort financier supplémentaire de leur part était nécessaire. On constate ici que tous les moyens sont bons, y compris les conférences, où l’éloquence des intervenants fait merveille, relayée comme à Arcachon par le soutien des autorités et des corps constitués. À qui s’adresse cette propagande ? À tout un chacun, « dans la mesure de ses ressources » dit la publicité, à « tous les Français » dit l’orateur du barreau Bertin, « de tous les partis politiques » : ici se rejoue l’«Union sacrée », l’union nationale (au-delà des clivages récents curés/instituteurs). En nous penchant de plus près sur les articles, nous nous rendons compte que la cible privilégiée est constituée des classes moyennes « bourgeoises » et « paysannes » (les ouvriers ne sont pas cités), bref les petits et moyens épargnants. Ils ont la possibilité d’apporter leur « contribution » en quatre fois. « Si modeste que soit la somme, portez-la au bureau de poste », dit Deschanel, alors que nous découvrons dans la publicité qu’ils peuvent aussi se rendre dans les banques. Cela montre bien que la France de l’époque n’est pas encore majoritairement bancarisée : les « économies » se cachent dans les « bas de laine » ou « les coffres-forts ». L’article du président de la commission des Finances du Sénat s’adresse entièrement aux femmes, restées seules à l’arrière, attendant « si impatiemment le retour » des hommes au « foyer », et tenant habituellement alors les cordons de la bourse familiale. Il sait que la décision de participer à l’emprunt sera dans une large mesure prise par elles.
C’est sans doute pour cela que les arguments sentimentaux et quelque peu démagogiques ne sont pas absents des articles ni du discours de Bertin : « Toutes les mains doivent se resserrer et s’étreindre », « nos fils ont versé leur sang, nous devons verser notre or ». « Vous sauverez la vie d’un Français », « nos blessés auront plus de confort, nos mutilés retrouveront leurs membres perdus », n’hésite pas à écrire Deschanel, qui fait appel à la fois au « cœur » et à la « raison ». Bien entendu, les arguments les plus martelés sont les arguments patriotiques : il s’agit de faire « son devoir » et de combattre sur le front financier, puisque refuser de participer à l’emprunt, ce serait pour Bertin « la plus lâche des désertions devant l’ennemi ». Garder l’or serait en faire « l’or de la défaite ». Le donner à l’État, c’est « collaborer […] à la Victoire certaine et définitive », et hâter son heure, comme le dit le maire d’Arcachon Veyrier-Montagnères. Comme les autorités craignent un échec de l’emprunt, elles font appel à l’intérêt bien compris des populations, quitte à affirmer des contre-vérités : souscrire à l’emprunt serait faire fructifier à terme son « petit pécule », faire « le plus sûr placement », faire « une bonne affaire ». Cela n’est possible que si la monnaie papier ne se déprécie pas après la guerre. C’est ce que craignent les thésauriseurs fustigés et ringardisés par le rapporteur général de la commission des Finances, et c’est ce qui se produit, puisque Poincaré en 1928 dévalue le franc des 4/5.
Armelle BONIN-KERDON