C’était en septembre 1916
En ce mois de septembre 1916, la saison estivale n’est pas terminée : L’Avenir d’Arcachon daté du 24 nous le montre bien en mettant en scène pour le lecteur un dîner rassemblant des « baigneurs » à l’hôtel Régina en Ville d’Hiver, et un entretien « sur la plage » avec un officier. Le front paraît loin de cet arrière enchanteur, « là-bas où l’on se bat ». Pourtant, l’angoisse est palpable (« soupirs », « silence» pesant, « recueillement ») et le « rouge sanglant » du soleil couchant évoque par « liaison » (nous dirions « association ») « d’idées », la « guerre dure, lente, meurtrière », les « souffrances » décrites par l’officier interviewé. « Depuis vingt-six mois », écrit le journal, la guerre s’éternise, avec « tellement plus d’envergure » que la précédente en 1870, qui dura six mois, et que tente de faire revivre un ancien combattant dans la salle à manger de l’hôtel. Les trois défaites qu’il cite se situent entre Verdun et Metz en août 1870, et font donc écho à la bataille en cours. Son issue est encore incertaine, même si en septembre le sort des armes est plus favorable à la France, mais elle marque déjà les esprits, comme le montre la revendication des habitants de l’avenue Nelly-Deganne, voulant baptiser cette dernière du nom d’avenue de Verdun.
Elle marque aussi les corps : ce n’est plus le vétéran de 1870 qui monopolise l’attention des convives, mais un jeune lieutenant mutilé, auquel il rend lui-même hommage. À travers lui, « c’est Verdun qui paraît », ils le saluent dans une grande émotion collective. Il personnifie le « courage », le « stoïcisme », « l’esprit de sacrifice, d’abnégation » des soldats, dont les gens de l’arrière suivent les « actes » et la « glorieuse histoire » depuis le début des hostilités. Mais le journal met l’accent sur un point fondamental : il est difficile, au-delà des faits, de connaître « l’état d’âme », « l’âme vraie » du combattant. Les efforts de l’arrière pour la discerner lui donnent au mieux « l’air de savoir ce que représentent [les] blessures ». Les informations que l’on peut rassembler sont des « données fragmentaires ». Le journal en passe pourtant en revue les sources : communiqués de presse, lettres, entretiens avec les permissionnaires et les blessés, comme ici. Mais les communiqués sont biaisés par la propagande et la censure, les lettres par la censure et l’autocensure, qui veut préserver les « douceurs », « tendresses », « joies » de « l’existence d’hier », et surtout le soldat « ne se raconte pas volontiers », par une « pudeur un peu farouche », dit l’officier interrogé par le journal pour parler en son nom. L’horreur est en effet indicible.
Une chose est sûre : il ne faut pas s’arrêter à une image fausse d’ « exaltation » et d’ « allégresse lyrique » colportée par les conversations et ce qu’on appellerait aujourd’hui la communication institutionnelle. Cet « enthousiasme illusionné » fut celui « des premiers jours de la mobilisation », dit l’officier ; encore doit-il être tempéré par des témoignages contraires de résignation, mis en avant par les historiens. Quoiqu’il en soit, le soldat réfute cette image officielle, qu’il appelle le « bourrage de crâne », et cela peut paraître étonnant qu’un officier en fasse état : « le combattant se fâche lorsqu’on le représente ainsi ». Il est vrai qu’il « connaît » bien ses hommes, comme l’écrit le journal, et en parle avec « respect ».
L’article a le grand mérite de faire réfléchir les lecteurs de l’époque et nous-mêmes aujourd’hui sur cette interrogation : « Quels sont au juste les sentiments et les idées qui […] créent […] une si méritoire endurance ? ». C’est un débat qui existe encore entre historiens et qui tenaille nos contemporains : comment les poilus ont-ils pu tenir si longtemps face à une telle situation? Pétain lui-même s’en étonnait et écrivait à propos des combattants de Verdun : « Dans cet enfer et contre toute vraisemblance, nos hommes tenaient ». Contrairement à ce qu’on pense généralement, les autorités étaient donc conscientes de l’immensité de l’effort demandé pour « assurer le salut de la France ». À Verdun, Pétain met au point le système du tourniquet pour économiser les hommes ; le résultat est que les deux-tiers des soldats de l’armée française ont combattu dans cette bataille. Ce partage du feu n’a pas peu contribué à la formation du mythe. Ceux qui montent en première ligne relever leurs camarades sont fatalistes, comme le fait remarquer l’officier interrogé : « L’homme des tranchées […] dit qu’un jour ou l’autre […] il sera atteint. » Il a fait le deuil de sa propre vie pour « préserver l’avenir et le bonheur des enfants ». Il a souvent le sentiment d’être une bête qu’on mène à l’abattoir, comme on peut le lire dans les carnets écrits par les poilus.
Nous savons que l’usure et l’épuisement finissent par déboucher sur des mutineries dès 1916 à Verdun à partir de mai, et surtout au printemps 1917 ; mais elles restent minoritaires et n’entraînent pas de désorganisation générale, comme en Russie. On peut penser que c’est la contrainte qui fait tenir le combattant, et la peur du peloton d’exécution. Mais il faut surtout éviter les anachronismes et comprendre l’intériorisation de la discipline militaire chez un soldat éduqué par l’école de la République, et préparé à faire son devoir patriotique le moment venu contre un ennemi que la propagande a appris à haïr depuis des années. C’est la théorie du consentement, développée ici par l’officier : « Il fait tout son devoir […] avec une résolution grave et tranquille. » Il faut aller jusqu’à la victoire, « il faut en finir », mais l’année 1916 ne voit pas encore la fin de ses souffrances.
Pour l’officier, le soldat n’est pas démoralisé ; c’est là qu’il rejoint à son tour la propagande officielle, chargée aussi de ne pas démoraliser l’arrière. Il se laisse entraîner par les accents lyriques du sublime et de l’exaltation, qu’il refusait l’instant d’avant. Dommage, car on aurait pu le suivre sur le registre de la « légitime fierté » et de « l’orgueil » du combattant, matérialisés par les décorations qu’il reçoit, ainsi que sur celui de la juste reconnaissance qu’il attend de l’arrière.
Armelle BONIN-KERDON